En comprenant que jamais la vie n'avait été possible sur le territoire qu'on leur avait assigné, ils reprenaient le contrôle de leur destinée. Leurs ancêtres avaient été déplacés de force. Les Blancs qui leur avaient attribué la réserve n'avaient jamais eu l'intention qu'ils puissent y subsister.
La croûte de neige qui craque sous ses pas est plus épaisse que ses raquettes. Des éclats de glace virevoltent chaque fois qu'il lève le pied. Mais une fine neige poudreuse se cache en dessous. Ces conditions lui font penser à cette période précise de l'année. Il y a un mot pour ça, se dit-il, tentant de s'en souvenir à chaque pas sur la neige endurcie. Il lève les genoux plus haut, comme pour donner de l'élan à son esprit. Il contemple les amas de nuages dans l'espoir de voir le mot émerger comme un rayon de soleil à travers le ciel couvert.
- Onaabenii Giizis, prononça-t-il fièrement à haute voix. Neige des lunes brisées.
Il acheva le rituel par un dépôt de tabac devant la bête morte, une manière de rendre grâce au Créateur et à Mère Nature, qui lui avaient permis de soustraire sa proie au monde des vivants. D’après ce qu’il comprenait des coutumes anichinabées, on devait toujours compenser par une offrande ce que l’on prenait.
L’esprit des Anichinabés subsistait en dépit des épreuves et des tragédies qui marquaient le sort des nations autochtones. Malgré les hésitations ayant précédé la première nuit de tempête, aucune panique n’aggrava la situation. La survie avait toujours constitué un élément essentiel de leur culture, de leur histoire. Les talents qu’ils avaient su préserver au sein de la réserve inhospitalière qu’on leur avait allouée, si loin des terres généreuses dont ils étaient originaires, constituaient une fierté qu’ils continuaient de chérir, même après des décennies d’oppression. Les aînés entendaient bien transmettre ce savoir aux plus jeunes, du moins à ceux qui étaient disposés à apprendre.
‒ Quand des jeunes me rendent visite, j’entends parler de fin du monde. Ils disent que la civilisation s’effondre, que le courant ne reviendra pas, qu’on va tomber en panne d’essence et que plus personne ne viendra des régions du Sud. La nourriture s’épuise, on court un grand danger, c’est le… comment disent-ils ? L’apo… L’apoca…
Evan dévisagea sa vénérable interlocutrice.
‒ L’apocalypse ?
‒ Voilà, l’apocalypse ! Quel mot ridicule ! Je peux te dire qu’il n’y a pas d’équivalent en anichinabé. Et je n’ai jamais entendu de terme approchant dans la bouche des anciens.
(p. 203-204, Chapitre 22, Partie 2, “Biboon - Hiver”).
Le directeur avait baissé le rideau après avoir été proprement dévalisé par les consommateurs, presque une semaine auparavant. Une semaine, vraiment ? s'interrogea Evan. Les outils de communication moderne ne réglaient plus son existence, aussi avait-il tendance à confondre les jours. Le temps semblait s'écouler avec une fluidité dénuée d'obstacles. D'une certaine manière, il se sentait plus détendu malgré l'atmosphère anxiogène dans laquelle baignait la réserve. Il avait l'impression de mieux s'accorder au rythme naturel des choses et aux tâches qui lui incombaient
– Le monde n’a pas de fin, reprit-elle. Notre monde n’a pas de fin car il a déjà disparu. Il a cessé d’être le jour où les Visages pâles nous ont chassés de notre baie, le jour où ils ont coupé les arbres au sud, pêché tous les poissons et déraciné les populations. Cet espace était le nôtre et ils l’ont détruit. Ils nous ont obligés à nous installer ici, mais ce n’est pas notre univers. Nous nous y sommes malgré tout adaptés. Heureusement que nous savions chasser et cueillir. Nous avons accordé notre rythme à celui de cette terre.
L’ancienne devenait plus véhémente à mesure qu’elle parlait, ses mains frêles volaient pour apporter de l’emphase à son discours.
– Mais ça ne leur suffisait pas. Ils nous ont suivis jusqu’ici, se sont emparés de nos enfants. Notre monde s’est éteint pour la deuxième fois, et ce ne sera pas la dernière. Nous avons déjà assisté à l’apo… Comment disent-ils déjà ?
– L’apocalypse.
– Oui. On l’a vécue et revécue, sans disparaître pour autant. On est toujours là, et on le sera encore sans radio ni électricité. Sans plus aucun Blanc.
Ils étaient tous conscients des stéréotypes associés aux Autochtones et à l’alcoolisme mais, pour la plupart, ils essayaient de les ignorer ou ne s’en souciaient pas. Une beuverie d’adolescents à la réz est le dernier endroit où on les jugerait pour ça. On trouverait le moyen de les juger sur d’autres traits de leur personnalité ou sur des détails de l’origine des uns et des autres, mais ça se passerait bien plus tard dans la soirée et ça dégénérerait à coup sûr en bagarre. Dans un party comme celui-ci, le sang coulerait. C’était toujours comme ça.
Faire des rencontres dans la réserve était toujours un parcours frustrant : s’amouracher de quelqu’un, commencer à courir après, puis mettre ça en veilleuse pour demander à une tante, un oncle ou un aïeul si on a un lien de parenté avec cet éventuel amoureux. La plupart du temps, ça se terminait par une déception ou une légère frustration quand le jeune romantique apprenait que l’objet de son désir était en fait une cousine. Donc quiconque n’appartenant pas à la communauté représentait une possibilité excitante.
C’était facile d’obtenir un A dans les cours d’anglais ou d’histoire. Il n’était pas certain de la façon dont ça allait se traduire en termes de carrière, mais après de vagues conseils creux lors d’une brève visite à un conseiller scolaire, il décida de s’inscrire au programme de sciences politiques à l’Université d’Ottawa. C’était le même programme que son frère aîné Edgar avait essayé de suivre pendant un semestre bien des années auparavant.