Le désert des déserts de
Wilfred Thesiger
Seuls les Bédouins sont capables de vivre dans les déserts qui couvrent la majeure partie de l’Arabie. Les autres Arabes se sont installés dans les rares endroits où il est possible de vivre de la culture de la terre. A l’exception de quelques serfs et de la populace de certaines grandes villes, tous ces Arabes sont membres de tribus. La plupart d’entre eux vivent au Yémen, cette fertile région d’Arabie que les Romains appelaient Arabia Felix, et qui est, peut-être, le berceau de la race sémitique. Les Arabes eux-mêmes font une distinction entre les « Arab al Araba », ou Arabes purs, qui prétendent descendre de Qahtan, ou Joktan, et sont originaires du Yémen, et les « Arab al Mustaraba », ou Arabes d’adoption, qui descendent d’Adnan, lui-même descendant d’Ismaël, et sont originaires du Nord. Les spécialistes européens ont confirmé l’existence de deux races en Arabie, les Arabes du Sud, à la tête ronde, et les Arabes du Nord, à la tête allongée ; mais toutes deux vivent en Arabie depuis les premiers âges. Coupés du monde extérieur par le désert et par la mer, les habitants de l’Arabie ont conservé la pureté de leur race. Les pays avoisinants, l’Égypte, la Syrie, et l’Iraq, ont été de grandes voies d’invasion, mais on ne trouve pas trace de pénétration dans la péninsule Arabique. Certes, les Éthiopiens, les Perses, les Égyptiens et les Turcs ont périodiquement essayé d’imposer leur loi au Yémen, à Oman, au Hedjaz et même au Nedjd. Ils ont occupé les grandes villes et se sont lancés, souvent sans succès, dans des guerres intermittentes contre les tribus. Certes, leurs mercenaires ont laissé des descendants dans les villes de garnison, mais jamais ils n’ont mêlé leur sang à celui des membres des tribus. Aucune race au monde ne fait aussi grand cas de son lignage et aucune n’a su garder son sang aussi pur. Bien sûr, dans les villes, en particulier dans les ports, d’autres sangs se sont mêlés au sang arabe, mais cela ne représente guère qu’un peu d’écume sur les rives du désert.
Tout en cheminant, je songeais qu’il n’existait une telle continuité nulle part ailleurs que dans le désert d’Arabie. Ici, des nomades de race sémitique, ressemblant à mes compagnons, avaient dû garder leurs troupeaux bien avant que les Pyramides ne fussent construites ou que le déluge n’effaçât toute trace humaine dans la vallée de l’Euphrate. Sur tout le pourtour du désert, les civilisations qui se succédèrent connurent la grandeur, puis la décadence : les Minéens, les Sabéens et les Himyarites au sud de l’Arabie ; l’Égypte des Pharaons ; Sumer, Babylone et l’Assyrie ; les Hébreux et les Phéniciens ; les Grecs et les Romains ; les Perses ; l’Empire musulman des Arabes, et enfin, les Turcs. Ces civilisations durèrent quelques siècles, ou plusieurs milliers d’années, puis elles s’effondrèrent ; de nouvelles races apparurent, puis disparurent ; des religions surgirent, puis tombèrent en désuétude ; les hommes, tentant de s’adapter à un monde changeant, se transformèrent ; mais dans le désert, les tribus nomades continuèrent à vivre selon un mode et un rythme de vie quasiment inchangés, au cours de ces millénaires.
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