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Citation de Charybde2


Les nouvelles conféraient un poids moral à Ray : les progrès victorieux de la guerre – ou son issue catastrophique, selon Nita, qui ne reniait rien de ses attaches autrichiennes -, des nouvelles qui justifiaient ses pressentiments, qui étayaient de plus en plus ses sévères jugements et rendaient l’étrange exode de sa famille aussi extralucide que les dires d’une sibylle. Tu as peut-être l’air pure parce que tu sens le savon, disait-il, mais je suis pur des deux côtés de ma conscience ; tes mains sont peut-être ridées à force de lessives, mais les miennes sont plus lisses et plus blanches que du papier. Il exposa ses paumes. On peut voir à travers. Le travail accompli par ces mains n’a rien de honteux ; par conséquent, je ne puis être autrichien ; les mains d’un Autrichien devraient être avalées par ses manches. Et toi aussi tu peux jouir d’un cœur serein. Nita opina sans acquiescer. Son mari pensa si fort « grâce à moi » qu’elle crut l’entendre. Mon cœur a été kidnappé, dit-elle, emporté avec mes bébés dans un monde de désastres. J’aurais pu vivre dans mon village une vie paisible et inoffensive… et tendre ma main au premier venu. Ray grimaça sans démentir. Tu aurais serré des mains qui s’enrichissent, insista-t-il, qui fabriquent des engins de guerre ; qui rapportent à la police ; qui aident les rafles ; qui commettent des meurtres ; les mains d’un oncle qui ravitaille des troupes, les mains d’un cousin qui conduit un camion, d’un neveu qui vend des habits. Tu n’en saurais rien : rien du fils du voisin qui a abattu des gitans, des homos, des Juifs, et du dentiste qui a arraché l’or de leurs dents. Les nazis cultivaient tant d’alliés sournois. Tu aurais rencontré dans une rue de Graz où tu serais allée acheter un chapeau – untel, celui-ci. Tu te serais assise sur une banquette dans le même train. Tu n’aurais pas regardé par la fenêtre mais feint de lire alors que le train passait devant des barbelés, des arbres abattus, un camp. Tu aurais souri à un homme qui a fabriqué ce barbelé, qui a parlé dans un mégaphone, qui a abusé de femmes emprisonnées. Ça souillerait même des mains bien propres et réduirait à néant le penchant qu’a la nature pour les mains pâles, puisque même les paumes d’un Nègre sont roses. Tes doigts gracieux ne seraient pas noueux du fait d’un labeur honnête ; ils prendraient lentement l’aspect de serres. Désirer la nationalité autrichienne, c’est accepter les actes des assassins, adhérer tacitement – mon Dieu – au meurtre et au massacre. Maintenant que tu n’es plus Nita, te voilà affranchie de ces répugnantes contaminations. Ne les laisse pas devenir comme le lichen sur ces pierres en pleine forêt, qu’on ne voit ni ne remarque, ou qui ne choque plus comme l’humidité persistante sur les pierres de Vienne, ses kiosques recouverts d’affiches, ses rues grises. Pour le pur, pour l’apatride, ma Nita, tout est possible.
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