Quand sa mère lisait, sa voix descendait en planant doucement sur lui. Elle tournoyait avec les flammes. Comme les flammes, elle était remplie d'ombres. Pendant qu'elle lisait, il levait parfois les yeux vers elle et constatait qu'elle avait bâillé, ou bien elle s'arrêtait et contemplait le feu dans la cheminée, l'air absent, si bien qu'il devait lui rappeler de reprendre sa lecture.
Ils n'étaient d'ailleurs pas toujours d'accord. A propos du papier aux murs de la salle à manger, par exemple, Bunny le trouvait très joli tel qu'il était. En particulier la lisière représentant une série de collines avec le même château tous les cinquante centimètres. Et les mêmes trois chevaliers chevauchant vers les châteaux. Néanmoins, sa mère avait fait retapisser la pièce avec un papier uni qui ne lui offrait aucun champ de réflexion, et selon lui, aurait beaucoup mieux convenu à la cuisine où il ne jouait qu'un rôle négligeable.
Bunny ne se réveilla pas tout de suite. Un bruit (de quoi, il n'en savait rien) heurta la surface de son sommeil et coula comme une pierre. Son rêve se dissipa, le laissant abandonné, conscient, sur son lit. Il se retourna, désorienté, et se retrouva face au plafond. Un tuyau avait éclaté l'hiver précédent et, maintenant, apparaissaient sous le plâtre les contours d'un lac jaunâtre. Tandis qu'il le contemplait, le lac se transforma en oiseau avec un plumet sur la tête et une queue en éventail.
Il arrivait à maman de s'énerver au point de manquer de sang-froid, mais cette femme morte prématurément, laissant derrière elle un veuf éploré et trois petits orphelins, ne devait pas perdre son calme si facilement.
La rencontre dans le couloir d’un collège, un an et demi plus tard, je la revis sans cesse comme si mon imagination me faisait passer par une série de réincarnations successives qui, chaque fois, déboucheraient sur le même échec.
Ce que nous - moi, du moins - qualifions sans hésiter de souvenir, à savoir un instant, une scène ou un fait, liés à un support qui les sauve de l’oubli, est en réalité une forme de récit qui, en pensée, se poursuit sans arrêt, et qui change souvent avec la narration. La vie comporte trop d’emotions et d’intérêts contraires pour être acceptée comme un tout, et sans doute le travail du narrateur consiste-t-il a arranger les choses pour arriver à ce but. Quoi qu’il en soit, chaque fois que nous parlons du passé, nous mentons comme nous respirons. ( Au revoir, à demain)