L’année 1966 tirait à sa fin. En Chine, Mao ne voulait plus la gentillesse, mais la guerre. Walt Disney était mort. Quelques étudiants s’excitaient du côté de Strasbourg, provoquant un énorme scandale. De Gaulle avait poliment demandé aux Américains de plier bagage, faisant plonger le Berry dans la déréliction. Les gens découvraient la mode anglaise, la Renault 8 Gordini, le stylo-bille et La Vache qui rit. Je regardais tout cela de très loin, comme derrière un verre voilé. J’avais consumé ma quarantième année dans le feu et le sang. J’avais tiré sur des ombres d’hommes. Il pleuvait quasiment tous les jours et les arbres accrochaient des haillons de nuages flasques dans leurs branches fluettes. Le monde, ses contours imparfaits, flottait, se reflétant dans un miroir dépoli à l’acide. Les feuilles mortes jonchaient les trottoirs, macéraient dans l’eau. Tout l’automne à la fin n’était plus qu’une tisane froide.L’hiver nous a surpris un jour de décembre. La température a chuté brusquement – au-dessous des normales saisonnières, comme ils disent à la radio. Une fin d’après-midi, en sortant du Quai des Orfèvres, Le Varech, Baynac et moi, nous avons été cernés par le drap humide des premiers frimas. En contrebas, la Seine, plus sombre encore que le ciel, avait disparu sous les nuées. De temps en temps, les yeux d’un bateau-mouche vacillaient dans la brume. Ronronnement du moteur, chuintement sourd de l’embarcation qui glissait sur l’eau. Nous avons levé les yeux. De minuscules flocons de neige dansaient dans la lumière des réverbères. Plus haut, les toits de Paris peignaient leur gris sur gris. Soudain, la figure de la vie était devenue vieille. Le Varech a remonté le col de son pardessus et a tiré longuement sur sa cigarette roulée. Baynac a murmuré : « C’est la saison, c’est la saison, adieu vendanges !… »J’ai frissonné.