- Si on sépare des amoureux, crois-tu qu'on puisse être heureux soi-même, Ali? Sache-le, celui qui détruit un nid voit son propre nid détruit!
Mèmed était dans un état d'excitation extrême. Il n'arrivait pas à dormir. Il était envahi de pensées. Les idées se ruaient dans sa tête. Il réfléchissait désormais. Le monde avait grandi dans sa tête. Il réfléchissait à la grandeur du monde. Le village de Degirmenoluk n'était plus à ses yeux qu'un tout petit point. Le tout-puissant Abdi Agha n'était plus qu'une fourmi. Au fond, c'était peut-être la première fois qu'il réfléchissait vraiment. Il réfléchissait avec amour, avec ferveur. Il réfléchissait pour la première fois, au-dessus de ses moyens. Il commençait à haïr. Il se sentait mûrir. Il prenait conscience de sa personne. «Abdi Agha est un homme, nous en sommes aussi», se dit-il en se retournant dans le lit...

La terre de l'Anavarza, ce n'est pas de la terre, c'est de l'or. Seul Ali Safa Bey le sait, seul Ali Safa Bey ressent jusqu'au fond du coeur la saveur de cette terre. Chacun de nous connait plus ou moins l'amour, chacun de nous nourrit une passion. La passion d'Ali Safa est folle, incurable, la pire de toutes. La passion d'Ali Safa, c'est la terre noire, féconde de l'Anavarza. À chaque aurore, plantant solidement ses pieds sur cette terre noire, tremblant de volupté, Ali Safa observe la plaine de l'Anavarza, au moment où s'éveille l'univers. Ce réveil, [...] ces insectes aux carapaces dures, multicolores, ces abeilles, ces oiseaux, ces gazelles, ces fleurs géantes, ces moissons jaillissantes, ces rizières repues débordant de verts, ces papillons, ces eaux, ces marais, ces sources, ces routes, ces colonnes de poussière, ces nuages argentés qui déversent la pluie en tourbillon, cet univers pris de folie, cette plaine de l'Anavarza, il voudrait la saisir dans ses bras, la serrer contre lui. Alors qu'autrefois, il n'avait pas un arpent de terre à lui dans cette plaine, il y possède maintenant des fermes et, pourtant, il n'en est toujours pas rassasié.
- Quand ils vieillissent, les gens deviennent mesquins...
Un homme découragé est un homme mauvais. Que la malédiction du Seigneur soit sur les poltrons!
- Dieu n'aime pas l'homme qui a peur, dit l'hodja. L'homme vaincu, terrorisé, épouvanté, c'est ce que le Créateur a créé de plus horrible.
- Avec l'âge, l'homme devient craintif, même s'il a été aussi redoutable qu'un dragon. Même s'il lui reste un seul jour à vivre, un vieillard y tient comme s'il s'agissait d'un siècle.

Cette nuit, c'est la nuit qui unit le 5 au 6 mai. Cette nuit, Hizir va rencontrer Ilyas. A l'instant même de leur rencontre, deux étoiles viendront se heurter dans le ciel. L'une arrive toute frémissante de l'ouest, l'autre de l'est, en tourbillonnant, elles se rejoignent. Et au même instant, elles grandissent, elles se multiplient, elles s'éparpillent sur l'univers en une pluie de lumières. C'est alors que sur la terre, tout s'arrête un bref instant, tout meurt. Le sang cesse de couler dans les veines. Les vents ne soufflent plus, les rivières ne coulent plus, les feuilles ne remuent plus, les ailes des oiseaux et des insectes s'immobilisent. Tout s'arrête, les sons et le sommeil. Les fleurs cessent de s'épanouir, les herbes de pousser. Toute vie, tout mouvement s'arrête. Chez tout ce qui a une âme, chez tout ce qui n'en a pas. Un bref instant, tout meurt. Eh bien, à cet instant-là, si quelqu'un voit les étoiles s'unir et leur lumière se répandre dans l'univers, s'il voit les rivières cesser brusquement de couler, le voeu qu'il exprime alors se réalise. Même s'il s'agit du voeu le plus irréalisable... Si dans la nuit qui unit le 5 au 6 mai, Hizir ne rencontrait pas Ilyas, si le monde ne cessait pas de vivre à l'instant de leur rencontre, les fleurs ne s'épanouiraient jamais plus, plus rien ne naîtrait, plus rien n'enfanterait... A l'instant de leur rencontre, tout meurt soudain sur terre, mais un instant plus tard, la vie se renouvelle, elle jaillit plus robuste, plus éclatante que jamais.
[Yachar KEMAL, "Binboğalar Efsanesi", 1971 - "La légende des Mille Taureaux", traduit du turc par Münevver Andaç pour les éditions Gallimard, 1979 - page 330]
« Ils s'assirent au milieu des jardins, sur la terre tiède. Et aussitôt, une coccinelle rouge, tachetée de noir, se posa sur la main de Mèmed. […] Les ailes tendues, la coccinelle s'immobilisa un instant sur la main de Mèmed, puis elle reprit son envol. Et eux l'applaudirent, en bondissant de joie. L'insecte alla se poser sur une fleur de brigadier, disparut dans la corolle. »
[Yachar KEMAL, "Le dernier combat de Mèmed le Mince", Gallimard, 1989 - traduction de Münevver Andaç - cet extrait choisi par Sachenka, dont il nous faut relire toute l'excellente critique... ]
De quoi rêvaient donc les hommes?