Dans cet épisode de Réelles fictions, le professeur de littérature Pierre-Louis Fort parle d'Avant que j'oublie, un roman d'Anne Pauly. Il aborde l'écriture du deuil, le style particulier de l'autrice et le roman familial.
Réelles fictions est une série de podcasts qui présentent les cinq romans sélectionnés pour le prix Effractions. Ce prix récompense un roman qui entretient un lien fort avec le réel ; il est remis par la Bibliothèque publique d'information et la Société des Gens de Lettres pendant le festival littéraire « Effractions » en mars 2020.
Références citées dans le podcast :
Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Gallimard, 1964.
Jacques-Bénigne Bossuet, Sermon sur la mort : et autres sermons, Flammarion, 1996.
Jacques-Bénigne Bossuet, Oraisons funèbres, Garnier, 1988.
Albert Cohen, le Livre de ma mère, Gallimard, 1954.
Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1984.
Annie Ernaux, Une femme, Gallimard, 1988.
Annie Ernaux, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, 1997.
Philippe Forest, L'Enfant éternel, Gallimard, 1997.
Stéphane Mallarmé, Pour un tombeau d'Anatole, Gallimard, 1961.
Yaël Pachet, le Peuple de mon père, Fayard, 2019.
Extrait lu :
Anne Pauly, Avant que j'oublie, page 16 © Verdier, 2019.
Cet épisode a été préparé par François Patriarche.
Lecture : Denis Cordazzo.
Réalisation : Camille Delon et Renaud Ghys.
Musique : Thomas Boulard.
Merci aux éditions Verdier, à Inès Carme et à Blandine Fauré.
Ce podcast a été enregistré dans les studios du Centre Pompidou.
+ Lire la suite
« L’histoire familiale personnelle, lorsqu’elle est indissociable de catastrophes historiques, génère une pudeur, parfois même un désir de laisser dans le noir ce qui est dans le noir. La pudeur des grands-parents sur les circonstances de la mort de leurs propres parents a été un commandement difficile à respecter et à accepter. On ne sait plus si on a hérité de leur pudeur ou si l’on est soi-même gêné de fouiller le passé : car ce passé de nos aïeux, dans quelle mesure nous appartient-il ?
Ces disputes n'étaient peut-être qu'une façon de se sortir de leur mutuelle dépendance. Le besoin qu'elle avait de lui et qu'il avait d'elle était trop fort.
(p. 165)
Le bleu du ciel dans le regard de Soizic était le pays où il voulait vivre. (p. 28)
A seize ans, mon père était un taiseux. Son père exigeait de lui qu'il respecte les traditions juives. Mais il lui préférait rêver devant les couvertures de la collection "Essais" chez Gallimard que de plonger dans la lecture de livres écrits à l'envers. (...) Ecrire et penser, c'est la même chose, se disait-il, exalté. Il voulait être écrivain. Il voulait penser. Il n'y a pas d'études précises pour devenir écrivain, mais faire des études était une obligation morale, quasi religieuse. (p. 11)
Il aimait se pencher vers de micro-événements de la vie consciente, vers la frange du tapis de ce qui tisse nos journées, la conscience de soi, l'endormissement, l'angoisse même, conscience errante, mais coiffée d'une lumière de mineur, n'explorant pas forcément une profondeur, mais une définition du soi dans ses limites, dans ses ourlets, dans les boutonnières qui ponctuent notre vie.
Il était soucieux des empêchements, de ce qui ralentit, de ce qui brise la spontanéité. La liberté d'aller et venir était à ses yeux indissociable de la liberté de penser. (p. 93)
Le désir des étudiants de sauver le monde était tout entier là, au pied de la tour, dans le vent. Mais ils étaient soupçonnés d'avoir trouvé dans l'activisme écologique un simple alibi pour ne pas aller en cours. C'était comme ça qu'on les considérait, les écolos, à l'époque, tout le monde était d'accord avec ça, les écolos sont des fumistes, des clowns tristes, de faux prophètes. Nous sommes au début des années quatre-vingt. (p. 10)
Les livres et la musique ont toujours été présents dans ma vie. Ce sont des compagnons. Les murs étaient tapissés de livres, c'était comme des briques posées à la verticale, je ne connaissais pas d'autre stabilité. Mais, adossée cette stabilité, je me sentais paradoxalement instable.
Mon père ne partageait pas l'origine auvergnate de René et Vivien, mais il l'avait adoptée, parce qu'il n'y a pas que l'amitié qui vous façonne dans l'enfance, il y a le paysage aussi, et une certaine façon de vivre propre au pays où l'on vit. (p. 41)
Sur une photographie, je retrouve mon père. Il est dans la cuisine de la maison familiale, en Bretagne. A ses côtés, il y a ma grand-mère qui lui parle. (...) Il est visiblement heureux. Dans la mémoire impeccable de ma grand-mère maternelle, il semble qu'il y a les noms de tous les vivants et de tous les morts. Cette mémoire est une consolation, elle accueille largement au-delà des frontières familiales, les morts égarés sur les rives du Dniestr ou du Bug. Les morts croisent des morts de toute époque .(p. 138)