Citations de Yann Andréa (31)
J'ouvre la bouteille de vin. Le vin est très mauvais, bouchonné. Elle parle, j'écoute. Elle dit : c'est difficile cette chronique toutes les semaines, à chaque fois je crois que je ne vais pas y arriver. On boit. Elle parle. Je suis là. Je suis dans cet appartement des Roches Noires. Elle me dit, venez voir, c'est très beau, et il y a deux salles de bains, un luxe inouï, Proust venait ici avec sa grand-mère, avant Cabourg, vous savez, de l'autre côté, moi je préfère le côté cour. La mer toute la journée, nuit et jour, c'est impossible. Je ne dis rien, j'écoute. Et elle dit : venez voir le plus beau de tout, le balcon. Et en face Le Havre, le port pétrolier, et toutes les lumières la nuit, c'est un paquebot qui s'avance vers nous et qui ne bouge pas. J'adore ce balcon et ces cheminées, ces lumières de cristal.
Je voudrais parler de ça : ces seize années entre l'été 80 et le 3 mars 1996. Ces années vécues avec elle. Je dis elle. J'ai toujours une difficulté à dire le mot. Je ne pouvais pas dire son nom. Sauf l'écrire. Je n'ai jamais pu la tutoyer. Parfois elle aurait aimé. Que je la tutoie, que je l'appelle par son prénom. Ça ne sortait pas de ma bouche, je ne pouvais pas. Je me débrouillais pour ne pas avoir à prononcer le mot. Et pour elle c'était une souffrance, je le savais, je le voyais, et cependant je ne pouvais pas passer outre.
Elle est toujours au bord de ne pas écrire, elle est toujours sur le point de tout quitter, et les mots et la vie. Et cependant non. Elle vit. Elle écrit. Elle aime. Tout.
A Frédéric, j'écris presque les mêmes mots. Pas tout à fait. Comment faire autrement ? On n'invente rien. Les mots sont là. Il suffit de les écrire dans un certain ordre, de les faire apparaître au moment juste dans la phrase, de ne pas s'occuper de l'ordre justement, tout laisser venir à soi. Après, on aperçoit la nécessité de laisser ce mot, seulement lui, et pas un autre.
Et aujourd'hui, seul, j'écris. Je le fais, vous voyez. Sans vous. Et c'est aussi à vous que j'écris, c'est en passant par vous. Je suis ici dans ce monde et je vous entends très bien. Ce nom de Duras, ce nom dont je ne peux pas me défaire.
Je ne savais pas trop quoi dire parce que j'étais complètement submergé d'entendre tout à coup sa voix au téléphone. Ce qui m'avait frappé, c'est qu'elle avait ri. Je ne pouvais pas imaginer Duras riant. Je ne connaissais que ses livres. Je ne pouvais pas imaginer qu'elle puisse rire. Et tout à coup, elle a ri, je ne sais pas à quel propos, elle a ri et je me suis dit : "Mais elle a 18 ans". C'est assez émouvant.
Je ne vois rien, que vous endormie sur le lit blanc. Tout vous appartient, et les mots et moi. entre vous et moi, la séparation définitive : je vous aime.
J'écris ce qui me vient, ce qui me traverse la tête, et les doigts tapent les mots que je suis en train d'écrire. Je ne veux pas être impressionné par Dieu. Je ne veux pas être terrorisé par Dieu.
Je suis ici pour essayer de répondre à la question : Dieu c’est qui, c’est quoi? Qu’avez-vous à dire? Vous allez le dire à la fin, non, et soyez clair, que je comprenne tout, tous les mots, et pas seulement moi, tout le monde.
Voilà pourquoi je ne fais pas le malin comme on dit, parce que je ne sais pas du tout comment m’y prendre, comment commencer, comment entrevoir l’énoncé même de la question, le sens de chaque mot de l’énoncé:
Soit : Qui
Donc
Est
Dieu
Je suis là sans vous et ainsi je peux me tenir dans la proximité de votre existence.
La lecture des livres est sauvage, je ne peux pas en parler, à personne, j'ai peur d'en parler. Que les autres se moquent. Que les autres n'aiment pas les livres, ou pas assez, ou pas comme il faut. Alors je préfère me taire, garder ça pour moi, et lire. Caché. Honteux.
Je me disais que jamais je ne pourrais. Et ça, cette espèce de liberté physique, sexuelle au sens large, elle me l’a complètement transmise. Elle m’a mis dans ce rôle de mec, me disant : « mais si, vous êtes un mec. »
De lire Duras, de savoir que qu’elle existe, de savoir ces textes-là près de moi, c’était une raison de vivre.
YA : Pour moi, Duras, c’était Duras. C’était pas possible qu’elle s’appelle autrement. C’était le nom. En plus, j’étais fétichiste. Duras. J’écrivais, je me rappelle très bien, sur des feuilles, Duras, dans tous les caractères. Je noircissais des feuilles blanches avec le mot Duras. C’en était venu jusque-là.
Et tandis que je vous oublie je pense encore à vous.
Vous savez que je suis là, près de vous, il en est ainsi depuis l’été 80. Nous délaissons le monde, nous sommes dans l’oubli. Il en est de vous comme de moi, de ce lien qui nous retient, de ce va-et-vient constant entre la vie et la mort. Vous êtes ma préférence absolue, désormais inévitable.
Au fond, il ne faudrait pas s'occuper de ça, il faudrait laisser Dieu à Dieu, ne pas en faire un objet de pensée, un sujet d'étude, un livre, parce que, nécessairement, c'est raté.
On achète le disque de Hervé Vilard : Capri c'est fini. Elle adore. Elle dit : c'est la plus belle chanson du monde. Et on chante.
Je suis un lecteur absolu : j'ai immédiatement aimé mets chaque mot écrit. Chaque phrase. Chaque livre. Je lisais, je relisais, je recopiais des phrases entières sur des feuilles, je voulais être ce nom, recopier ce qui était écrit par elle, me confondre, être une main qui copie ses mots à elle. Pour moi, Duras devient l'écriture même.
Oui, parfois, à certaines heures du jour et de la nuit, j'ai ce regret. Comme une tristesse qui passe. Comme un chagrin qui revient à certaines heures. C'est imprévisible.