Citations de Yann Apperry (54)
Les industriels et les hommes politiques font semblant de croire que les Américains sont un peuple de grimpeurs. Tout le monde doit aspirer au sommet, tout le monde doit monter, monter, monter, ce qui revient à monter sur les autres, à prendre appui sur eux et à les écraser, à escalader une montagne d'hommes et de femmes entassés pour planter son drapeau personnel à l'arrivée. Ça, c'est la pyramide hiérarchique, a dit Fausto. Et celui qui n'est pas un varappeur dans l'âme, celui-là est considéré comme un moins que rien, un raté, un parasite, même si, pour gravir cette foutue montagne, il faudrait déjà qu'il sorte du trou, et qu'il ne possède même pas d'échelle pour se tirer d'affaire.
Il n'y a pas d'injustice ! L'injustice, c'est de croire que les choses pouvaient se passer autrement (...) C'est toi qui décides le sens que tu donnes au voyage. Alors si tu préfères croire qu'on t'a refilé de mauvaises cartes, libre à toi.
Devant nous, la brume descendait des collines en lents tourbillons. Le hibou ne hululait plus et le silence était complet. Soudain, une étoile filante a traversé le ciel.
« Fais un vœu », a dit Fausto. Je n’ai pas hésité : « Je souhaite avoir un destin, j’ai murmuré. Je souhaite vivre une histoire qui fasse de ma vie un destin. »
« Comment on va l’appeler ? » a dit Ophelia en se tournant vers moi.
Elle souriait d’un air mi-gai, mi-triste.
« Oui, tiens, comment on va l’appeler ? Mais d’abord, pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais enceinte ?
- Tu n’avais qu’à deviner ! s’est exclamée Ophelia et ses tâches de rousseur ont commencé à flamboyer.
- Et tu es sûre qu’il est de moi ? »
Ophelia m’a regardé comme si elle voulait me tuer. Ma question l’avait terriblement offensée. Pendant quelques secondes, elle s’est mordillée les lèvres, et puis soudain, elle m’a giflé.
Les hommes ne prenaient en compte que le point de départ et le point d'arrivée et oubliaient le chemin qui passe entre les deux.
J’ai demandé à John où il avait grandi. « En Californie du Nord, dans un patelin de l’arrière-pays. Farrago. Le royaume des bûcherons et des laissés-pour-compte de la côte. Vous ne pouvez pas connaître. J’ai été élevé par mon père. A la dure. J’étais fils unique et ma mère est morte très tôt. Je vivais dans cette bourgade paumée au milieu de la forêt et j’ai vite su que je n’avais aucun espoir de faire quelque chose de ma vie. »
Aller au bordel, c'était pour moi toute une histoire. Pour la plupart des hommes, aller au bordel ne pose aucun problème, sinon qu'ils doivent mentir à leur femme et prétendre qu'ils vont jouer aux cartes chez un ami ou qu'ils ont une course à faire. Moi, je devais m'y prendre des jours à l'avance afin de réunir la somme nécessaire. Puis, je devais me laver, passer chez Abigail Hatchett et lui demander poliment la permission d'utiliser sa machine à laver, attendre que mes vêtements soient secs, me raser, me peigner, et recompter mes sous pour être sûr d'avoir la somme nécessaire.
- Tu es peut-être un homme libre.
- Tu crois ?
- Tu as dû te faire tout seul.
- Je n'ai pas fait exprès.
Quand Ophelia avait posé ses lèvres contre les miennes et que sa langue s’était faufilée entre mes dents, je n’avais offert aucune résistance. Et quand elle avait dégrafé son soutien-gorge et pris mes mains pour les poser sur ses seins, je m’étais senti gagné par une joie profonde et presque solennelle, une joie qui ressemblait au courant d’un fleuve ou à une grande vague, quand elle se déroule et glisse sur le sable en faisant crisser les cailloux.
_ Il faut avoir la haute main sur ses rêves, a dit Nand. On ne doit pas les laisser prendre le dessus, parce qu'au fond, les rêves sont en nous comme des étrangers. Même quand ils sont animés des meilleures intentions, ils demeurent prêts à tous les sacrifices pour parvenir à leurs fins, et s'il le faut, ils détruiront sans la moindre hésitation l'être qui les porte en lui-même, l'homme qu'ils inspirent et qui les nourrit en son sein. Seul compte l'accomplissement de leur destin. Nous pouvons appartenir à nos rêves, nous pouvons nous abandonner à eux corps et âme, mais jamais un rêve n'a appartenu à personne."
Le scotch douze ans d’âge coulait dans mes veines et l’image d’Ophelia flottait quelque part au milieu d’un fouillis de pensées ivres et vaporeuses…
Les hommes couraient après un but et n'arrivaient pas à l'atteindre, tombaient amoureux et n'arrivaient pas à aimer, se rendaient quelque part et se plaignaient du voyage, voyaient le temps filer et craignaient de mourir avant d'être vieux, vieillissaient quand même et vivaient dans l'obsession de leur fin prochaine.
Je commençais à somnoler lorsque j’ai entendu Ophelia tirer sur la fermeture Eclair de mon sac [de couchage]. J’ai vu sa silhouette blanche sur le fond étoilé, j’ai senti son corps frissonnant se coller contre moi. « Tu as été gentil aujourd’hui », elle a murmuré en prenant mon sexe dans sa main. Ophelia m’a fait l’amour avec tant de ferveur que j’ai résolu, à l’avenir, de me sacrifier aussi souvent que possible, comme je l’avais fait un peu plus tôt en la massant pendant que mon diner refroidissait. Quand elle a joui, Ophelia m’a mordu la main pour ne pas crier. Puis, j’ai dormi comme dorment les dieux.
Sur toutes les plages du monde, il y a un galet que tu choisiras de ramasser parmi tous les autres, et sur tous les quais de gare du monde il y a un voyageur que tu choisiras de voir dans la foule des visages.
"Plus tard dans la journée, tandis que je me lavais dans la rivière, j'ai compris, je crois, le fond du problème. Ce n'est pas la vie qui compte, c'est la manière de la raconter.
Ophelia, comme moi est orpheline. A quatorze ans, elle travaillait comme une bête de somme dans une blanchisserie d'Oakland. Puis, elle a passé un an dans une maison de correction avant de se retrouver à la rue. Ophelia a beaucoup souffert et continue sans doute de souffrir, mais elle n'a pas les mots pour le dire. Elijah aussi a connu la misère. Dans son enfance à cause de ses absences intérieures, il était la tête de Turc de ses camarades de classe. Après avoir quitté l'école, du fait de ces mêmes absences, il n'a jamais réussi à conserver un travail, et s'il n'avait pas hérité sa maison de sa grand-mère, Dieu sait où il en serait aujourd'hui. Mais ni Ophélia ni Elijah n'ont les mots pour dire ce qu'ils ont vécu. Quand je les écoutais décrire leur passé, je me disais qu'ils avaient vécu des coups durs et je compatissais, mais je n'en tirais pas d'enseignements.
C'est incroyable, j'ai pensé, en me frottant dans la rivière à l'aide d'un bout de savon, la plupart des gens traversent de grands malheurs et enchaînent les coups durs, ils triment comme des bêtes de somme et trimbalent un tas de souvenirs accablants, mais quand on les écoute parler, on s'aperçoit qu'ils sont incapables de voir clair dans leur souvenirs et d'y mettre de l'ordre, comme s'ils avaient toujours vécu dans une sorte de brouillard."
Pendant que les B-52 pilonnaient Hanoï, des hommes se promenaient sur la Lune, ce qui a fait dire à Fausto que le monde ne tournait vraiment pas rond : "Ils feraient mieux de bombarder la Lune et de laisser les gens tranquilles."
C'est toujours la même histoire, j'ai pensé, assis sur le tabouret, dans la forge d'Elijah, on sait tout de suite quand une personne a vécu ce qu'elle raconte et quand elle invente ce dont elle n'a pas l’expérience. Duke voit la lumière mais ne se prend pas pour un saint. Fausto connaît l'âme humaine comme sa poche, mais il ne lui viendrait jamais à l'esprit de se prétendre un sage. Les gens qui ont vécu quelque chose ne s'écoutent pas parler comme ceux qui affabulent et vous mènent en bateau. Ils ne se racontent pas d'histoire et ne se soucient pas de berner leurs auditeurs. Les autres, les mystificateurs, ne peuvent pas s'ériger en modèles.
On ne peut pas passer toute son enfance sous le feu des projecteurs divins sans que ses rétines en prennent un coup. J'ai tellement vécu dans la lumière de Dieu qu'aujourd'hui c'est un miracle si je ne suis pas tout à fait aveugle.
De même les gens sont incapables de raconter une histoire s’ils ne disposent pas d’une chute heureuse ou malheureuse …
Je souhaite avoir un destin, j’ai murmuré. Je souhaite vivre une histoire qui fasse de ma vie un destin.