Citations de Yasmine Ghata (77)
Une maison vidée de ses occupants est un livre sans écriture, une histoire sans narrateur.
C'est la onzième nuit que tu passes seul sans tes parents, et cette nuit-là, plus qu'une autre, tu as vraiment compris qu'ils n'étaient plus de ce monde. Ce soir-là, tu as vu la réalité telle qu'elle est, sans te faire d'illusion. Tu n'es plus désormais qu'un orphelin qui vagabonde sans savoir où aller avec pour seul compagnon une valise vide qui t'escorte comme un fidèle parent.
Les calligraphes sont des êtres hybrides, ni hommes ni femmes, raison pour laquelle Dieu les retient près de lui.
Des fumées dérivées par les vents contraires jaillissaient des habitations, tu as vu des corps joncher le sol, tombés, foudroyés. Ta maison en pisé semblait muette, couvrant les corps des biens comme un linceul.
Tu aurais voulu crier le prénom de ton père, de ta mère et de ta grand-mère, tu n'eus pas ce courage. Ta tête ne dépassa pas les feuilles hautes. Tu n'y es pas allé, ton pied n'a jamais franchi la bordure de pierre du promontoire bâti par tes pères.
L'oeuvre est immortelle, quand le geste est invisible.
J'aimais reproduire ses gestes comme pour le faire apparaître. Contrefaire son âme pour tromper la mienne.
Le sang des calligraphes est différent de celui des autres humains, il s'assombrit au contact de l'encre, leurs plaies sèchent plus vite. Les calligraphes écrivent à l'intérieur d'eux-mêmes puis offrent une vision partielle de leur chair noircie par l'alphabet. On les dit très secrets, ils sont tout simplement pudiques et réticents à révéler leur anatomie.
J'avais porté l'enfant de Mohsen né de l'accord parfait d'une corde et d'une note, d'une vibration infinie qui irriguait mes veines. J'étais son instrument, celui qui résonnait sous ses doigts à défaut d'être vu par ses yeux. Mon corps était fait de cordes qui lui envoyaient les sons purs de mon amour.
Regarder les choses revient à se regarder soi-même (p22)
Profession : Écrivain. Ma mère complétai cette rubrique administrative par le mot « poétesse ». Un métier comme un autre que j'avais appris à reporter dans la case réservée au père, la mention "décédé ", sans les larmes ni le drame. Ces deux mots résumant la singularité des premières années de ma vie.
Le monde réel fut d'emblée relégué sur les bas-côtés, ma mère n'y voyait rien de capital à m'enseigner. Tout était prétexte à sonder l'imaginaire. Le premier degré, l'analyse des faits étaient le point de départ d'histoires où le mythe auréolait des acteurs inconscients de leurs propres rôles. Le monde réel était transformé par des mots sans modération et sans mesure. Tyrannie de notre imaginaire et personne pour le contester. (p1112)
Cet objet souvent oublié, rarement beau, est gardé par devoir, par respect pour les ancêtres. Il n'est en réalité qu'objet de deuil. Les élèves ne peuvent s' empêcher de le toucher, de le scruter dans ses moindres plis comme s'il allait exaucer un voeu, produire un miracle. (p.31)
C’était la saison sèche, le lacis tortueux et caillouteux semblait sans fin. Tu suçais des cailloux, histoire d’avoir quelque chose en bouche. Chaque matin, un même miracle se produisait, des gouttes d’eau recouvraient le couvercle de ta valise, tu te faufilais habilement à l’extérieur en l’ouvrant doucement et léchais en large et en travers le couvercle. Tu passais d’un angle à l’autre, avide, insatiable, veillant à plaquer ta chemise contre ton estomac pour ne pas en perdre une goutte. Recueillir l’eau sur son couvercle te l’a rendue encore plus maternelle : elle te donnait à boire chaque jour à heure fixe comme si c’était son devoir de le faire, un minimum vital pour ne pas te perdre, toi qui n’avançais plus qu’en titubant, écrasé par la fatigue et le désespoir. Vous étiez deux sur ce chemin. Seul, tu n’aurais pas survécu.
Tu es resté plus de trois nuits à cet endroit où le chemin s'efface...
Ce que tu ignorais, c'est qu'aucun œil familier ne pouvait plus te voir. Leurs corps avaient été empilés non loin des caféiers du village, une fosse barrait le sol comme une cicatrice profonde faite à la terre.
[...] écrire était le seul plaisir charnel du calligraphe, [...] cette seconde de bien-être, au moment où l'on retient sa respiration pour réaliser le geste, est bien plus intense à vivre que la jouissance à deux. Nos corps entrent en communication avec le divin, peut-être avec la mort elle-même.
La lune me lance un sourire bienveillant, les paumes de mes mains sont orientées vers elle, comme le font les croyants vers la niche du prophète. J'essaye de capturer l'astre obscur, les reliefs lunaires se réfléchissent sur ma page, en écritures illisibles. Je les rehausse d'or pour en garder la trace, ma main cerne les contours de roches poreuses. L'or du vieux Sélim est trop éclatant comparé au vieux soleil. Les écritures se sont réduites en cendres, je trace des sillons dans la poudre fine, dessine des arabesques sans fin; ma page est aussi vaste que la voûte céleste.
Dans sa tête, elle note tout ce qu'elle voit, les choses mineures illuminant des traces majeures.
La piété peut isoler les êtres.
Les morts [...] sont pourvus de bonnes oreilles à défaut d'avoir de bons yeux.
Il y inscrivit cinq notes, certaines entre deux intervalles et d'autres sur la ligne.Il saupoudra la feuille fraîchement manuscrite d'une grosse pincée de safran, ses doigts dispersaient la poudre brune par frottement. Ses notes nues se parèrent d'ornements, il les para d'atours et de parfums, une odeur amère d'encre et d'épice. Il prit son instrument et joua.
Regarder les choses revient à se regarder soi-même.