À l'occasion de la publication de "Quitter Psagot", rencontre avec Yonatan Berg en direct de Jérusalem
Tout était net, clair, évident, la musique avait effleuré sa peau comme les doigts d’une main.

...nous traversions Ramallah pour nous rendre à Jérusalem, la ville juive la plus proche, là où j’allais à l’école et où travaillaient mes parents.....Ces trajets m’ont profondément marqué ....J’étais face à des gens au comportement différent , face à une architecture aux antipodes de celle que nous connaissions - inclassable, indomptée, incontrôlée. Mais ce spectacle ne résultait que d’un regard stérile et protégé par les vitres d’un habitacle clos. Les odeurs ne nous atteignaient pas....Assis sur mon siège, j’étais comme au cinéma. Ce sentiment de sécurité était procuré soit par la voix d’Avraham Fried où de Mordechai Ben David ( les stars de la musique ultra-orthodoxe ...), soit par les fenêtres totalement hermétiques d’un bus blindé. Mais quelque chose dans la friction entre l’endroit d’où nous venions et l’endroit que nous traversions était lourd de sens: nous apprenions qu’il n’y avait pas que notre langue au monde.
P.s. L’auteur enfant vit dans une implantation ultra-orthodoxe dans les territoires occupés, et doit traverser la ville palestinienne de Ramallah pour aller à l’école.
L’être humain choisit à chaque instant où il se positionne et surtout, il choisit ses actes. Appuyer sur la détente, c’est appuyer sur la détente. Fouiller un bébé à un check-point, c’est fouiller un bébé. Même si tu as dix-huit ans, tu peux refuser, tu as une tête pour penser et, le plus important, tu peux décider de rester un être humain ! Te mettre un instant à la place de celui qui vient te demander de le laisser passer parce qu’il doit travailler, à la place de celui qui va voir sa mère ou sa femme.
....le renouveau, le changement et la construction ne sont possibles que dans un espace débridé; il faut une bonne dose d'indifférence, une propension à n'écouter que les mouvements de son propre cœur et à vouloir ignorer ce qui est juste, connu et reconnu, pour qu'éclose la créativité.
Un visage que tu n’as pas vu depuis des années suffit, une saveur, une odeur, les premières gouttes de pluie ou une journée d’été particulièrement chaude, oui, rien que ça te projette dans le tunnel de la mémoire et te renvoie à celui que tu étais.

Aucune main ne s’était levée ni aucune bouche ouverte pour dire, par exemple, combien il était difficile de se dominer aux petites heures de la nuit, quand les filles du quartier s’arrêtaient au snack juste devant la yeshiva, des filles en débardeur et en short qui ne cachaient rien de leurs courbes ni de leur peau bronzée, ou pour expliquer combien ils avaient du mal à s’habituer à la dureté des bancs, aux prières ennuyeuses et à la nourriture insipide. Bnaya avait été le seul à oser demander s’il était impossible de sanctifier l’acte physique : venant, comme toute chose, d’une source supérieure, pourquoi cet acte-là justement devrait-il inspirer une telle crainte ? Hors de lui, le rabbin lui avait intimé l’ordre de se rasseoir, avait déclaré qu’il faisait exactement allusion à cela en leur demandant de respecter la tradition et qu’à partir de maintenant, il ne répondrait plus à ceux qui ne savaient pas se dominer. Bnaya s’était dirigé vers la sortie et avant de s’en aller, il avait lancé : « Vous n’auriez pas pu me faire une réponse plus complète, rabbi. »
Là-haut, derrière les murs des pavillons, ça se bagarrait dans une atmosphère délétère, notre village était cerné de barbelés et des soldats y patrouillaient. Nous avions beau être des enfants, nous savions que nous habitions un endroit compliqué, lié à quelque chose de trouble que nous ne pouvions pas nommer.
A cette époque, lire n'était pas seulement fuir pendant des heures vers d'autres univers mais aussi créer une sorte de lien tacite avec mon père : les livres empilés au dessus de sa table de chevet étaient les conversations que je ne pouvais nouer avec lui. Son renfermement glacial s'émoussait quand il lisait à la lumière d'une faible lampe et son visage, en général sévère et furieux, s'adoucissait. Lorsque moi aussi je lisais, je l'imaginais, lui, et un dialogue sans mot s'instaurait entre nous.
Oui, la maison familiale était un endroit d'une grande complexité, un royaume composé de chambres individuelles entourées par la nature touffue du dehors, alourdies de piles de livres sur les tables de chevet. Sans oublier le foot, toujours présent, à portée de tirs. Mais on y était aussi très à l'étroit, anxieux, dans une atmosphère versatile de suspicion et de querelles, nourrie par une violence tantôt latente, tantôt exprimée. (...) Le foyer paternel m'a appris à me défendre et à défendre mon territoire, à veiller sur mon espace vital pour préserver mon indépendance. Il m'a aussi appris la peur.
Exsangue et excentré, je me suis retrouvé, malgré la décision que j'avais prise à cette époque de m'éloigner de l'implantation, de son bruit et de sa fureur, tiré vers le passé, défenseur de l'endroit que j'avais quitté.