C’est par la couverture de ce format de poche publié chez Babel que j’ai été attirée.
Je ne connaissais pas l’auteur, un écrivain tchouktche mort en 2008, mais la reproduction du tableau m’a paru familière par le trait stylisé des figures, leur étirement particulier, l’absence de relief, la figure féminine à gauche, de profil, écharpe rouge, arme à la ceinture, il y avait là comme un écho lointain à la révolution de 1917, et un rapport diffus que je n’ai pas établi tout de suite avec l’élan d’un cheval rouge lancé comme un drapeau, dans un tableau que j’ai pu admirer dans une exposition récente au grand palais (« Révolutions-2019 »)
Dans ce roman, la révolution de 1917 est bien gelée et ossifiée, depuis longtemps.
Sans plus de précision, le récit nous plonge dans l’URSS de Bréjnev des années 70, au cœur de l’extrême orient sibérien. Une carte, dans les premières pages, permet au lecteur de visualiser la localisation de ce petit territoire de la Tchoukotka dont Ouelen où est né l’auteur Youri Rytkhéou, figure en proue face à l’Alaska de l’autre côté du détroit de Béring.
Unna Ovto est encore une petite fille lorsqu’elle apparaît dès les premières pages, pourtant les liens qui l’unissent à sa famille, sa langue, son ethnie d’origine, déjà, se sont distendus. Scolarisée dans un internat loin de la toundra, elle parle davantage le russe que le tchouktche et regarde avec méfiance et distance ce qui touche à la culture de son ethnie. Le lecteur comprend vite que la fabrication d’un citoyen soviétique oblitère les cultures nationales et conditionne une acculturation sans appel. Unna va illustrer ce processus à ses dépens.
La nomenclature brejnévienne va tout mettre en œuvre pour gagner Unna à sa normalité, une scolarité brillante et remarquée conduit l’adolescente à gravir les échelons du mérite soviétique : après l’obtention de son diplôme de fin d’études secondaires, elle aspire à postuler par concours pour la faculté d’histoire de Leningrad. Soucieux de s’attacher les jeunes talents, les autorités locales vont alors convaincre Unna d’abandonner ses rêves universitaires et de choisir plutôt une carrière administrative et politique. Unna ne discerne pas tout ce qui se cache dans cette alternative, l’emprise du pouvoir, le contrôle permanent, la perte de toute individualité. A défaut d’idéal idéologique le régime achète ses soutiens à coups de magasins privés et de privilèges matériels de toute nature, en acceptant sa nomination au comité de l’Okroug du Komsomol, elle vend son âme au diable.
L’écriture du récit est sèche, sans pathos, presque désincarnée, un peu comme si la langue avait son rôle à jouer pour faire sentir la force de destruction d’un régime bureaucratique et calculateur. La descente aux enfers est aussi inexorable que lente, car pour Unna, la conscience des pressions qu’elle subit n’est pas automatique. Le récit s’inscrit dans cette lenteur, Unna hésite à s’interroger vraiment, les atermoiements, les silences, ont raison de ses éclairs de lucidité. Lorsqu’elle se laisse manipuler jusqu’à l’avortement télécommandé, les jeux sont faits, la dégradation du corps et celle du discernement iront de pair dans un processus sans appel.
Une écriture retenue, toute en distance pour un pamphlet froid et cinglant contre toutes les bureaucraties calculatrices qui parviennent à leur fins au prix de l’intégrité de la personne humaine.
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