Fuir les bombes et la misère pour risquer sa vie sur les chemins liquides de l’exil, et espérer plus tard une réparation qui se dérobe : un puissant roman en forme d’épopée macabre, nimbée d’humour du désastre, pour nous confronter à ce que trop persistent à nier.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/08/note-de-lecture-cest-beau-la-guerre-youssouf-amine-elalamy/
Pour sa douzième publication, parue presque simultanément en 2019 aux éditions marocaines Le Fennec et aux éditions françaises Au Diable Vauvert, Youssouf Amine Elalamy, par ailleurs professeur de stylistique au sein du département d’anglais de l’université Ibn Tofail de Kénitra, à une trentaine de kilomètres de Rabat, a su concevoir une poétique à la fois violente et farceuse, dénichant une tonalité exceptionnelle pour, en 200 pages, et quatre parties, nous assener certaines réalités qu’il est trop souvent si commode, en Europe ou dans d’autres pays épargnés par la guerre, de négliger ou même d’ignorer, en laissant s’installer les tristes sentiments de l’égoïsme et du chacun pour soi (quand ce n’est pas quelques phobies irrationnelles de l’ordre des remplacements ou autres délires systématiques) : si des centaines de milliers de fuyards, hommes, femmes et enfants, quittent tout pour risquer leurs vies dans des chemins de traverse minés ou à bord d’embarcations toujours au bord du naufrage, c’est bien avant tout, et presque uniquement, parce qu’ils sont confrontés à la réalité de la guerre et de la destruction, parce que leurs enfants sont enrôlés de force dans des combats qui ne sont en réalité pas les leurs, parce que leurs maisons brûlent et que leurs moyens de subsistance sont pillés – pas pour le plaisir de venir goûter à la précarité dantesque des camps de réfugiés construits à la hâte comme autant de prisons pour faire semblant d’accueillir. Réalité pourtant connue mais pourtant aussi perpétuellement effacée : c’est ce que « C’est beau, la guerre », par les voix des fuyards d’un pays imaginaire qui emprunte ses caractéristiques fondamentales aux mosaïques des conflits irakien et syrien, vient nous rappeler cruellement et néanmoins en réelle beauté.
Le phénomène migratoire contemporain est certainement l’un des sujets sur lesquels, loin des rapports officiels de l’UNHCR ou des ONG les plus dévouées, les autrices et les auteurs d’Europe et de Méditerranée se sont le plus naturellement mobilisés ces dernières années, puisant dans les ressources de leur art pour donner à ressentir et à penser, loin du sentiment de repli identitaire et d’un faux confort économique dont trop de médias et de politiques voudraient néanmoins nous abreuver, les réalités de la guerre, de la fuite vers la survie, et du cortège catastrophique qui l’accompagne, depuis les bombes, les meurtres et les famines jusqu’aux camps d’internement et aux rejets en passant par les traversées, les accidents et les noyades.
Après les précurseurs Erri de Luca (« Le dernier voyage de Sindbad », 2003), Serge Quadruppani (« Les Alpes de la Lune », 2000), Vladimir Lortchenkov (« Des mille et une façons de quitter la Moldavie », 2006) ou Andreï Ivanov (« Le voyage de Hanumân », 2010), le prétendu « choc migratoire » de 2015 a poussé davantage d’autrices et d’auteurs à nous aider à saisir de quoi il retourne réellement : Denis Lemasson (« Nous traverserons ensemble », 2016), Velibor Čolić (« Manuel d’exil », 2016), Davide Enia (« La loi de la mer », 2017), Patrick Chamoiseau (« Frères migrants », 2017), Marielle Macé (« Sidérer, considérer », 2017), Patrick K. Dewdney (« Écume », 2017), Claude Favre (« crever les toits, etc », 2018), Emmanuel Ruben (« Terminus Schengen » et « Le cœur de l’Europe », tous deux en 2018), Laurent Kloetzer (« Issa Elohim », 2018), Léo Henry (« L’autre côté », 2019), Marie Cosnay (« If », 2020), ou encore Dominique Dupart (« La vie légale », 2021), pour ne citer que celles et ceux présents sur ce blog, se sont tour à tour penchés, en poésie ou en fiction, en témoignage ou en analogie, sur l’autre fuyant la mort et la misère en devant l’affronter plus que jamais. Comme Alain Giorgetti (« La nuit nous serons semblables à nous-mêmes », 2020) à sa propre manière, Youssouf Amine Elalamy a tenté et réussi le pari d’une synthèse provisoire, tentant d’englober ce phénomène humain et politique dans toutes ses dimensions, avant, pendant et après, en prenant le parti d’une narration étagée usant d’un sens épique de la farce macabre qui s’approche par moments de l’humour volodinien du désastre. Le résultat en est naturellement bouleversant, dérangeant, redoutable – et salutaire.
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