Évidemment, toi, tu es une femme au foyer. Tu ne peux pas comprendre qu'un homme n'ait envie de penser à rien en rentrant chez lui.
Avant, j'étais persuadée que plus on prenait son temps pour réfléchir, meilleur était le résultat, mais je me demande si, en fait, se fier davantage à son intuition, se décider sur le vif, ne permet pas de mieux accepter le résultat, quel qu'il soit.
Quand je me suis regardée dans le miroir le matin, au lever, mon visage avait commencé à m’oublier.
Sûrement ce jour-là mes yeux et mon nez s’étaient-ils laissé surprendre. Lorsque j’ai jeté un coup d’œil impromptu dans la glace, oups ! ils se sont vite regroupés et ils ont tant bien que mal essayé de reprendre leur place d’origine, mais sans parvenir à la retrouver exactement ; résultat, j’avais l’air un peu floue.
- Alors, on va à la montagne, d’accord ?
- On fera un barbecue ? a demandé mon frère.
- Pourquoi pas ? On pourrait installer des hamacs et se la couler douce. Boire de la bière.

L'histoire de Hakone m'a secrètement remuée.
Parce que jusqu'à maintenant, chaque fois que j'étais devenue proche de quelqu'un, j'avais eu l'impression de vivre une substitution progressive.
Les pensées de l'autre, ses goûts, ses paroles, ses actes supplantaient peu à peu les miens à mon insu et quand je m'apercevais que je me comportais comme si j'avais toujours été ainsi, cela me paniquait. Mes tentatives pour résister étaient vaines. Il ne s'agissait pas seulement de manifestations extérieures.
Les hommes pénétraient profondément en moi, de la même façon que les nutriments du terreau imprègnent les racines. A chaque nouvelle rencontre, j'étais comme transplantée, je changeais de terreau. La preuve en est que je n'avais presque aucun souvenir des jours passés avec les hommes que j'avais fréquentés autrefois. Ce qui était étrange, c'est que mes partenaires cherchaient tous à me servir de terreau. Et cela finissait toujours de la même façon, je sentais mes racines menacées de pourriture à cause du terreau et je me dépêchais de briser le pot pour m'en extirper de force.
Le terreau était-il mauvais, ou était-ce les racines qui posaient problème ?
Quand j'ai décidé d'épouser mon mari, j'ai bien pensé que je m'exposais à la substitution ultime, à l'extinction totale, je ne peux le nier.
Mais aujourd'hui, quatre ans après notre mariage, je n'essayais pas de fuir le terreau qu'était mon époux. Avec l'histoire de la boule de serpents que m'avait racontée Hakone, la question qui m'obsédait s'était enfin clarifiée, me semblait-il.
J'avais toujours laissé les hommes se repaître de moi. J'étais en quelque sorte le fantôme d'un serpent dévoré par plusieurs autres serpents et qui, bien avant de se faire engloutir par son conjoint, avait déjà perdu son corps d'origine. Voilà peut-être pourquoi savoir si celui avec qui je vivais était mon mari ou une chose qui ressemblait à mon mari ne m'importait guère.
J’avais l’intention de patienter dans un coin, mais mes yeux se sont posés par hasard sur une pile de « Bento premier choix ! Dégustation quatre anguilles » dans la vitrine voisine, et je me suis laissé tenter. C’était un bento de rêve : de l’anguille grillée en sauce du fleuve Shimanto, du lac Hamana, de Mikawa et de Miyazaki, et en prime, de l’anguille grillée au sel.

L’histoire de Hakone m’a secrètement remuée.
Parce que jusqu’à maintenant, chaque fois que j’étais devenue proche de quelqu’un, j’avais eu l’impression de vivre une substitution successive.
Les pensées de l’autre, ses goûts, ses paroles, ses actes supplantaient peu à peu les miens à mon insu et quand je m’apercevais que je me comportais comme si j’avais toujours été ainsi, cela me paniquait. Mes tentatives pour résister étaient vaines. Il ne s’agissait pas seulement de manifestations extérieures.
Les hommes pénétraient profondément en moi, de la même façon que les nutriments du terreau imprègnent les racines. A chaque nouvelle rencontre, j’étais comme transplantée, je changeais de terreau. La preuve en est que je n’avais presque aucun souvenir des jours passés avec les hommes que j’avais fréquentés autrefois. Ce qui était étrange, c’est que mes partenaires cherchaient toujours à me servir de terreau. Et cela finissait toujours de la même façon, je sentais mes racines menacées de pourriture à cause du terreau et je me dépêchais de briser le pot pour m’en extirper de force.
Le terreau était-il mauvais, ou était-ce les racines qui posaient problème ?
Quand j’ai décidé d’épouser mon mari j’ai bien pensé que je m’exposais à la substitution ultime, l’extinction totale, je ne peux le nier.
Après avoir roulé un temps sur l’autoroute Jôshin-Etsu, les massifs montagneux sont apparus. Le ciel d’automne incroyablement bleu et pur faisait nettement ressortir le contour des montagnes qui semblaient se rapprocher à toute vitesse. C’était un paysage superbe, qu’on aurait eu envie d’applaudir dans d’autres circonstances.
Mon existence actuelle n’équivalait-elle pas plus ou moins à un exil sur une île lointaine ? Au fil de mon quotidien sans relief, comme j’avais trop de temps libre, ce genre de fantaisie finissait par germer dans mon esprit. Il y avait des arbres fruitiers, on avait tout le temps de batifoler avec les animaux, c’était une île, d’accord, mais clairement de la catégorie des îles paradisiaques ou célestes ; et pourtant, parfois, l’endroit d’où je venais me manquait terriblement. Dans les premiers temps de mon mariage, je ne me voyais pas finir ma vie ainsi et j’avais souvent envisagé de fuir l’île pour de bon. Mais les disputes pour les fruits et les conflits se rappelaient vite à moi et faute de raison suffisante de renoncer à ce paradis, malgré l’impression d’être plus ou moins sur la touche, je continuais à vivre en apesanteur dans cet éden.
Linde tendit discrètement la main en direction de la couverture voisine. En prenant soin de n'être entendue par personne, elle tapota doucement le drap poum poum poum.
Un instant plus tard, la réponse s'éleva de l'autre coté de la couverture, un tapotement sur le drap poum poum poum.
P128