Yves Di Manno & Isabelle Garron
Il est bien rare que le soleil ait disparu à l’horizon sans que quelqu’un ait déposé devant l’abri un bol de fèves ou de gruau.
Et pourtant leurs visages
Aux hommes d’ici-bas
Je ne les connais pas -
N’ayant jamais pu voir dans la nuit qui m’habite
Que l’ombre de leur ombre
(Des voix des formes et des corps)
Autour de moi comme la brume blanche
Sur le ciel blanc de l’aube -
L’oiseau bleu sur l’eau bleue -
La plume bleue sur la paupière peinte en bleu.
qu’avons-nous fait ?
qu’avons-nous fait ?
ajouté
des ombres et des
livres au monde
à vrai dire
ajouté pas même
– ôté
du silence au silence
perdu
le sens
de l’aube la science
de l’oubli
à vrai dire pas même
ôté la nuit
à la nuit qui
l’enveloppait
ni déposé
la feuille au seuil
de la demeure
où gisait celle
qui se trait
– à vrai
dire pas même
puisque l’ombre en
nous demeurait
qu’avons
nous fait
de ces jours de
ces nuits qui nous
entrelaçaient –
ôté des phrases
aux phrases qui
nous suffoquaient –
rien à vrai dire
que d’inutile
et d’inhumain –
à vrai dire rien
Hommage à Spicer
2
Je me penche aux fenêtres j’aperçois
Les hommes et les femmes qui se jettent
En face du haut
De leurs balcons
Leur chant m’apaise qui s’élève
Autour des corps lentement
Dissipés dans les flammes
Puis les lumières s’éteignent au sommet
Des immeubles et se rallument
À l’aube dans la brume
Trouant les ténèbres confuses
Des villes et des plaines –
Les forêts mitoyennes –
(…)
À la mémoire de Samret (1990-2022)
(l’estampe) (exergue)
longtemps j’ai cherché dans
le poème l’ombre
d’une mémoire plus vaste
que la mienne
aujourd’hui sans oser
écrire j’attends – l’encre l’estampe ?
la forme vers – laquelle me
conduit la strophe
inscrite la – poésie peinte ?
au revers d’une
vie nouvelle toile mentale
inaugurale ? – augurant d’un
temps sans dessein – abolissant
essence & sens – signes destins ?
Hommage à Spicer
1
Je vois souvent la nuit
S’étendre aux dépens d’une
Autre grammaire
– tomber les armes
À la main fourbir, parfaire
Le outils que m’avaient transmis
La tradition les ombres
De mes pères
– je ne crois plus qu’il soit
Question de cet oubli
Qu’ils convoquaient
Et moins encore
Temps de se taire
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Cet abandon de la poésie – ou plus exactement son extension vers d’autres territoires, et
avec d’autres armes – m’enchantait à l’époque : j’y voyais l’un des signes du temps, avant
de comprendre (ou d’apprendre) que d’autres explorateurs s’étaient donné les moyens de
poursuivre d’une autre manière notre long périple prosodique. Mais le caractère hybride
des livres de Venaille durant ces années-là – leur impureté générique – me paraissait l’une
des réponses possibles à la nouvelle « crise de vers » que nous traversions. Je n’étais
d’ailleurs pas le seul à le penser…
Dans ce contexte, le retour opéré une dizaine d’années plus tard vers une conception plus
classique de la poésie m’inspira tout d’abord un certain scepticisme, peut-être parce que
cela venait contredire la lecture que j’avais jusqu’alors faite de ce parcours. Je continue
du reste d’estimer – contre l’opinion générale – que La Descente de l’Escaut n’est pas le
plus grand livre de Franck, ni même le plus abouti dans le registre de cette troisième
manière de son œuvre : je lui préfère largement les proses incisives du Tribunal des
chevaux, le chant sarcastique de Hourra les morts ! ou la poignante méditation de C’est
à dire. Voire – puisque nos chemins terrestres se sont enfin croisés, au seuil du nouveau
siècle – cet ultime art poétique que constitue C’est nous les modernes, que j’ai eu le plaisir
d’accueillir et où il manifeste une fois encore la grande liberté d’esprit qui aura, dès
l’origine, marqué sa trajectoire.
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Deux ans plus tard – en 1973 – je revois encore Patrice Delbourg m’apportant à la librairie
Gallimard du boulevard Raspail le premier numéro d’« Exit », qui semblait prolonger
l’aventure de « Chorus » et s’ouvrait d’ailleurs sur une longue interview de Venaille
illustrée par des extraits de Deux, le roman-photo qu’il venait de réaliser avec Jacques
Monory. Cette conversation (reprise et développée en 1977 dans Construction d’une
image) me frappa à l’époque parce qu’elle exprimait un désir de sortie de la poésie telle
que Venaille l’avait jusqu’alors pratiquée (et défendue) pour s’avancer vers un nouvel
espace d’écriture dont il disait lui-même ne rien savoir. L’année suivante (1974)
Caballero Hôtel concrétisa superbement ce changement de cap, amplifié au fil de la
décennie par La guerre d’Algérie, le rapprochement avec Orange Export (Noire :
Barricadenplein – quel titre !) ou Mathieu Bénézet, pour le volume collectif « Haine de
la poésie ». Sans parler de ce chef d’œuvre hélas inaccessible aujourd’hui, Jack-to-Jack,
qui marque à mes yeux l’aboutissement de sa deuxième manière, après le « néo-réalisme »
des années 1960.
« Monsieur Bloom », l’irruption de Lou Bernardo, la veine ouvertement grotesque
d’Opera Buffa, iront dans le même sens au tournant des années 1980.
Sans défaillir
en pensant à Micha
Avant Denis Roche ou Pierre Guyotat, Franck Venaille est le premier poète contemporain
dont j’ai perçu l’existence, au tout début des années 1970. J’avais à peine dix-sept ans et
travaillais cet été-là dans une petite librairie de Vence (Alpes-Maritimes) où la revue
« Chorus » figurait en bonne place : je crois que c’était Daniel Biga qui venait depuis
Nice la mettre en dépôt. J’avais été intrigué par cette maquette qui tranchait sur les revues
littéraires d’alors, l’éloge d’une certaine peinture figurative (contre l’abstraction
dominante) et d’un réalisme urbain qui faisait écho à l’air du temps : nous étions encore
dans des années grises, même sous le ciel méditerranéen… Il me semble bien que c’est
l’entretien avec Venaille dans le n°4, où il dresse un premier bilan de son parcours, qui a
d’abord retenu mon attention : la sincérité, l’engagement de ses propos étaient si
perceptibles – même aux yeux d’un lecteur débutant, à peine sorti de l’adolescence – que
cela donnait envie d’en savoir plus. Et L’Apprenti foudroyé se trouvait lui aussi dans les
rayons…
3
Il s’agissait explicitement de déserter les domaines convenus de la « poésie » (au sens
antérieur du terme) et d’imaginer des livres conçus différemment, évitant bien sûr le
roman mais explorant d’autres possibilités narratives en vue d’un récit épars, morcelé,
autorisant cette plongée à l’intérieur de soi que Venaille souhaitait accomplir, sans
renoncer pour autant au déchiffrement de la réalité : moins en surface désormais que dans
les strates du mythe, d’une Flandre ou d’une Trieste mentale – et d’une conscience
déchirée… Tous les livres composés durant cette période sont d’une liberté d’expression,
d’une densité humaine et parfois même d’une étrangeté, absolument remarquables.
Il n'était plus question d'azur, ni de ténèbres. Le sous-bois était plongé dans une pénombre verte, les branches frémissaient, on n'aurait su dire si le jour ou la nuit l'emportait.