Sur une lointaine planète couverte d’eau, on a entendu des chants. Pas des chants de sirène, ni de baleine. Mais quelque chose d’approchant, de troublant. Suffisamment, en sus des ressemblances avec la Terre à une époque plus ancienne, pour motiver une expédition à travers les étoiles. Brume, William, Jon et Dana sont du voyage.
On commence avec Brume, qui revient d’un long séjour scientifique lors duquel elle a travaillé avec une dauphine. Elle s’est en quelque sorte liée avec elle pour découvrir les mondes marins, laissant des traces dans son esprit : une envie de comprendre l’autre, avec respect, mais avec une curiosité forte, très forte. Un besoin même. Les premières pages la montrent hésitant à choisir la voie humaine ou la voie marine. Cette ambivalence va la mener lors de ce roman à faire des choix radicaux, mais sensés. En attendant, elle se prépare en repassant voir son père. Pour la dernière fois, car le voyage vers Nüying va durer trente-six ans et demi. Mais les difficultés de communication entre générations sont trop importantes pour permettre un adieu serein.
Puis on découvre William, sur qui tombe Brume lors de sa préparation au voyage dans la base lunaire de Taihe-Concordia (Émilie Querbalec a imaginé un futur – nous commençons en 2563 – où les Chinois ont largement phagocyté la conquête spatiale ; et on en est à plusieurs générations d’humains nés sur la Lune, les Sélénites, qui se sentent de plus en plus différents des Terriens). Ce Canadien jovial est spécialisé en cybernétique et a été engagé pour participer au projet RNA : un programme de réincarnation. Un être humain pourrait ainsi vivre éternellement, en transférant son esprit de clone en clone, au fur et à mesure de leur dégradation.
C’est Jonathan Wei, propriétaire de la compagnie finançant le voyage, qui va profiter le premier de cette technique. Ce milliardaire a tout de l’Elon Musk ou du Steve Jobs, par son côté charismatique et visionnaire. Du moins, pour certains, car tous ne partagent pas son enthousiasme. Son personnage m’a rappelé, du moins au début, le Peter Isherwell du film Don’t Look Up (Adam McKay – 2021) ou le Dev Ayesa de la troisième saison de la série For All Mankind (Ronald D. Moore – 2019), des entrepreneurs riches et qui possèdent leur idée de l’avenir et de la société. Et sont prêts à l’imposer aux autres. Ici , Jonathan Wei s’éloigne un peu de ces modèles par son côté spirituel, voire religieux : il est accompagné d’un gourou prônant le bouddhisme. Ce qui aura un rôle capital dans la suite de l’histoire.
Enfin, on trouve Dana : cette cogniticienne travaille elle aussi pour Jonathan et gère, entre autres, le protocole RNA. Elle est très professionnelle et rigoureuse dans son travail, mais son patron semble avoir des projets cachés, qui perturbent la bonne tenue du programme. Et elle aussi connaît des difficultés relationnelles dans sa famille : sa fille et elle ne se comprennent pas, leurs visions du monde s’opposant très souvent. Trop souvent.
Vous l’aurez compris, Les Chants de Nüying n’est pas un roman « bêtement » linéaire. Il est composé de trois grandes parties. La préparation du voyage et la rencontre de certains membres de l’expédition. Le voyage en lui-même… enfin, certains de ses moments. Puis l’arrivée sur Nüying, la survie et les découvertes. Comme dans Quitter les monts d’automne, on se retrouve dans un roman multiple, qui peut surprendre, mais enchante forcément. Émilie Querbalec ne choisit pas la facilité en racontant tout, en expliquant tout. Elle fait des ellipses, des sous-entendus, fait confiance à son lecteur pour comprendre de lui-même, sans prémachage inutile. La trame globale, tout comme les liens entre les personnages, se construisent progressivement, parfois de manière indirecte. Tout en délicatesse.
Ce qui m’a impressionné, c’est donc la multiplicité des thèmes bordés. Aïe, se diront certains, ça va encore survoler et brasser du vent. Pas du tout. C’est qui est enthousiasmant dans l’écriture d’Émilie Querbalec : elle aborde plusieurs thèmes profonds et sait les illustrer avec richesse. Les Chants de Nüying parlent, entre autres, de découverte de mondes étrangers et étranges (j’ai failli écrire « colonisation », mais cette expédition est tout sauf une « colonisation », en tout cas de la part des protagonistes principaux) : c’est le point de départ, avec ces chants étranges. On a l’attrait et le mystère de l’inconnu, associé à la complexité du premier contact. L’arrivée en force avec les grands sabots, c’est terminée, en principe. On pense avec respect, essayant de ne pas renouveler les erreurs passées : ne pas polluer la planète avec nos propres miasmes. Et ce passage de l’histoire est particulièrement réussi : envoûtant.
Mais on parle aussi de vie éternelle : thème central dans la SF et qui apparaît dans la vie réelle, avec les transhumanistes et les rêves de certains milliardaires. L’être humain peut-il vivre plus longtemps qu’une centaine d’années ? Est-ce utile ? Est-ce souhaitable ? Si oui, dans quel but ? Et dans quel état l’individu se retrouvera-t-il ? Quels changements interviendront dans son esprit et donc sa façon de penser le monde, les autres et soi-même ? Enfin, quelle place l’informatique et, par voie de conséquence, les I.A. aura-t-elle dans ce processus ? L’éventail de questions posées est large et certaines auront des réponses. Ou, du moins, des pistes.
Enfin, ce roman aborde les difficultés de communication dans les familles. Comme je le signalais lors de la présentation des personnages, plusieurs d’entre eux ont du mal à comprendre leurs proches. Le lien entre les générations n’est pas aisé : entre opposition de base et les prises de position très éloignées, le dialogue n’est pas facile. Et le silence est souvent très puissant, impossible à briser. Les barrières se dressent avec les années et retrouver voix est quasi impossible. L’autrice nous le fait ressentir dans notre chair, avec force. C’en est presque douloureux parfois. Comme avec l’épisode, qui revient, de la flûte, transmise par le père, musicien, mais refusée indirectement par la fille : Brume ne voulant pas se montrer dure la prend mais l’oublie (sans doute volontairement) dans un taxi. Terrible acte, compréhensible, mais tellement violent.
Ces trois axes sont traités avec force. L’autrice se laisse le temps, sans ralentir la narration (un tour de force), d’évoquer ces thèmes par différents prismes, selon des points de vue différents. Ainsi le lecteur n’est pas tributaire, prisonnier d’une façon de voir les choses : il a la possibilité de choisir au gré des arguments. Et c’est tant mieux, car les sujets sont importants et tellement personnels parfois qu’ils en touchent à l’intime. La relation avec une potentielle immortalité ; les liens familiaux distendus ou difficiles, la difficulté à exprimer l’attachement, l’amour pour ses proches ; les rapports à l’autre, quel que soit son niveau de différence, et donc d’étrangeté. Je ne vais pas aller plus, en ayant déjà dit assez : il faut laisser sa place à la découverte.
J’aurais encore beaucoup à écrire sur ce roman qui, comme Quitter les monts d’automne, m’a enchanté. Le style d’Émilie Querbalec, sa sensibilité et son respect de l’autre, son empathie pour ses personnages, la force des thèmes choisis, la profondeur des réflexions font des Chants de Nüying un roman incontournable en cette rentrée littéraire et pour de nombreuses années.
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