C’est avec peu d’enthousiasme que je prépare mes affaires ce vendredi matin. Un sentiment d’amertume s’est emparé de moi depuis hier, juste après mon excursion vers une réalité céleste. C’était comme de toucher du doigt un univers merveilleux, s’y laisser charmer par sa beauté insondable, avant d’en être brutalement expulsé.
Après avoir marché une bonne heure, le soleil, qui
a accompagné notre tardive expédition, ramasse ses longs
cheveux dorés avant d’enfouir son incandescent visage
sous l’horizon. Son départ signale à la lune que le temps de
gravir les cieux est venu, et qu’il lui faut percer de son
éclat l’impalpable pénombre qui s’est invitée sur Terre.
L’astre nocturne est parfaitement plein et brille d’une vive
lumière blanche, il s’emploie à seconder Anuva pour
guider nos pas à travers les bois.
Depuis que le jour s’est retiré, la forêt a revêtu un
tout autre aspect, il semblerait qu’un autre monde s’éveille
en son sein. L’espièglerie musicale des merles et des geais
a été remplacée par le hululement austère d’oiseaux
nocturnes. Les arbres ont l’air plus vivants dans
l’obscurité, je me surprends même à leur prêter de
malveillantes et moqueuses intentions. Cheminer à travers
eux me fait froid dans le dos, j’ai l’impression qu’à tout
moment quelque chose pourrait me charger dans les
flancs.
Assise face à l’immensité de la mer et du ciel, je suis comme happée par cet espace infini où je prends conscience de ma taille réelle. À l’échelle de l’univers, je ne suis rien et ce qui me tourmente non plus. Mais en même temps, si je n’existais pas, qui pourrait regarder le monde à partir de mon point de vue et faire l’expérience unique de cet être que j’incarne ? Personne d’autre. Cette singularité, qui est propre à chacun de nous, fait de nous des êtres irremplaçables et précieux.
J’ai le visage mutin, des yeux si obscurs qu’ils me donnent un côté mystérieux et insaisissable. Quant à ma silhouette, elle est plutôt frêle et plate. Mes longs cheveux sont couleur de nuit et me confèrent une allure de poupée ténébreuse. Mais je ne cultive pas ce côté sombre et préfère m’habiller avec des vêtements clairs et à la mode, de façon à me fondre dans la masse. J’aime être jolie, sans pour autant, vouloir être au centre de l’attention.
Le champ ressemble à une mer agitée, où des vagues prennent naissance à un endroit, déferlent, avant d’expirer plus loin. Chaque courant est unique, tellement vivant, comme s’il avait une volonté propre. L’effet est différent en fonction de ce qui est planté, les champs de luzerne remportent largement ma préférence, ce sont eux qui se prêtent le mieux au jeu de cette hypnotisante illusion.
Et c’est peu dire, Moon est un chien-loup de Saarloos. Sa race exprime une forte fidélité, portée tout aussi bien à son maître qu’à sa propre personne. Ce qui est une manière détournée pour dire : j’obéis pour te faire plaisir et si je suis d’accord. Mais, sous son allure intimidante, se cache une grande sensibilité, que l’on doit ménager et rassurer continuellement.
Je suis hôtesse de caisse dans un supermarché. Recalée en master de psychologie, il m’a fallu trouver un boulot alimentaire pour payer les factures et continuer à vivre. Ce qui devait être provisoire s’est installé dans mon quotidien sans que je ne m’en aperçoive, et aucune inspiration de reconversion salutaire n’est venue m’en délivrer.
À mesure que mes recherches se révèlent infructueuses, je me sens doucement glisser vers la folie, vers ce gouffre abyssal où s’épanouit le chaos, et où le sens et la logique n’ont plus cours. Je sais par instinct cet endroit dangereux, où ne peuvent surgir que des choses violentes, horribles et mortifères.