Thomas Corneille. Timocrate (1656)
ARIANE : Ah ! ma sœur, savez-vous ce qu'on vient de m'apprendre ?
Vous avez cru Thésée un Héros tout parfait,
Vous l'estimiez sans doute ; et qui ne l'eût pas fait ?
N'attendez plus de foi, plus d'honneur ; tout chancelle,
Tout doit être suspect, Thésée est infidèle.
PHÈDRE : Quoi, Thésée...
ARIANE : Oui, ma sœur, après ce qu'il me doit,
Me quitter est le prix que ma flamme en reçoit,
Il me trahit. Au point que sa foi violée
Doit avoir irrité mon âme désolée,
J'ai honte, en vous contant l'excès de mes malheurs,
Que mon ressentiment s'exhale par mes pleurs.
Son sang devrait payer la douleur qui me presse.
C'est là, ma sœur, c'est, sans pitié, sans tendresse,
Comme après un forfait si noir, si peu commun,
On traite les ingrats, et Thésée en est un.
Mais quoi qu'à ma vengeance un fier dépit suggère,
Mon amour est encore plus fort que ma colère.
Ma main tremble, et malgré son parjure odieux,
Je vois toujours en lui ce que j'aime le mieux.
PHÈDRE : Un revers si cruel vous rend sans doute à plaindre ;
Et vous voyant souffrir ce qu'on n'a pas dû craindre,
On conçoit aisément jusqu'où le désespoir...
ARIANE : Ah ! qu'on est éloigné de le bien concevoir !
Pour pénétrer l'horreur du tourment de mon âme,
Il faudrait qu'on sentit même ardeur, même flamme,
Qu'avec même tendresse on eût donné sa foi,
Et personne jamais n'a tant aimé que moi.
Acte II, Scène 7.
Attale
Seigneur, ne croyez pas qu’un trône m’éblouisse
Jusqu’à rendre mon cœur capable d’injustice,
Et me faire oublier quel excès de bonté
Vous fit prendre intérêt à ma captivité.
Prisonnier d’Annibal qui triomphoit d’Eumène,
Je vous vis adoucir et mes fers et ma peine,
Et vouloir que chez vous on respectât en moi
Le sang infortuné de ce malheureux Roi.
Aujourd’hui que sa mort m’assure sa Couronne,
Je croirois faire outrage au Ciel qui me la donne,
Si dans ce nouveau rang j’avois rien de plus doux
Que chercher les moyens de m’acquitter vers vous.
Quoi qu’Eumène…
Prusias
Seigneur, ne parlons plus d’Eumène.
Il eût nourri pour nous une éternelle haine,
Et malgré vous, l’honneur vous eût fait une loi
De suivre le destin et d’un frère, et d’un Roi.
En vain brisant vos fers je pensai le contraindre ;
À redouter les maux que je voyois à craindre ;
Son orgueil ne lui put endurer d’autre accord
Que de promettre aux Dieux ma défaite, ou sa mort.
Cette mort que pour nous ils crurent nécessaire,
Ne m’a plus laissé voir d’ennemi dans son frère,
Et la paix vous semblant le pari le plus doux,
Je suis ici venu la jurer avec vous
Rome a choisi ce lieu commun à l’un et l’autre,
Il borne mon État comme il borne le vôtre,
Et c’est là qu’avec joie on m’a vu vous céder
Ce que Flaminius n’eût osé demander.
Quoi que m’ait pu sur vous acquérir la victoire,
Je ne m’en suis voulu réserver que la gloire.
Pergame est tout à vous, et je vous ai rendu
Ce qu’à droit de conquête on sait qui m’étoit dû.
Un cœur qui veut aimer et qui sait comme on aime
N'en demande jamais licence qu'à soi-même
Le Menteur, I, III
LA REINE.
Ah Prince, voyez mieux où vous m'engageriez.
Contrainte à redouter la colère céleste,
Cet hommage accepté vous deviendrait funeste.
Les dieux ont attaché ma vengeance à mon rang,
Et Reine, mes serments leur devraient votre sang.
Prenez donc ma couronne, elle est votre conquête,
Par son nouvel éclat assurez votre tête,
Et, me laissant sujette, affranchissez mon sort
De la nécessité de vouloir votre mort.
TIMOCRATE.
S'il vous faut à ce prix racheter votre haine,
Pour dispenser vos lois daignez faire une Reine,
Et demeurant toujours dans un pouvoir égal
Laissez à la Princesse un titre si fatal :
Accordez-lui pour moi ce prix de ma victoire.
LA REINE.
Prince, c'est à vous seul qu'en appartient la gloire,
De mon trône conquis vous pouvez disposer,
Et qui ne peut plus rien n'a rien à refuser.
CLÉOMÈNE.
Puisque vous m'ordonnez de rompre le silence,
Je dirai qu'un bon roi doit n'oublier jamais
Qu'il est comptable aux Dieux du sang de ses sujets,
Et qu'il n'est point de guerre, encor que légitime,
Qui par trop de longueur ne penche vers le crime.
Songez depuis un siècle à quel excès d'horreur
De vos dissensions a monté la fureur,
Et ce que peut encor dans sa rage secrète
Cette même fureur à moins qu'on ne l'arrête.
Vous le pouvez, Madame, et revoir votre État
Par la paix qu'on vous offre en son premier éclat,
On vous en sollicite, et vous aurez la gloire
Qui dans tout l'avenir suivra votre mémoire,
D'avoir malgré l'orgueil qui réglait leurs projets
Réduit vos ennemis à demander la paix.
OENARUS.
Vois par là de l'Amour le bizarre caprice.
Phèdre dans sa beauté n'a rien qui n'éblouisse.
Les charmes de sa Soeur sont à peine aussi doux,
Je n'ai qu'un mot à dire pour en être l'époux ;
Cependant, quoique aimable, et peut-être plus belle,
Je la vois, je lui parle, et ne sens rien pour elle.
Non, ce n'est ni par choix, ni par raison d'aimer,
Qu'en voyant ce qui plaît, on se laisse enflammer.
D'un aveugle penchant le charme imperceptible
Frappe, saisit, entraîne, et rend un coeur sensible,
Et par une secrète et nécessaire loi
On se livre à l'Amour sans qu'on sache pourquoi.
OENARUS.
Ne vous offensez point, Princesse incomparable,
Si prêt à succomber au malheur qui m'accable.
Pour la dernière fois j'ai tâché d'obtenir
La triste liberté de vous entretenir.
Je la demande entière, et quoi que puisse dire
Ce feu qui malgré vous prend sur moi trop d'empire,
Vous pouvez sans scrupule en voir mon coeur atteint,
Quand pour prix de mes maux je ne veux qu'être plaint.
THÉSÉE.
Apprenez-moi donc à ne vous plus aimer,
À briser ces liens où mon âme asservie
A mis tout ce qui fait le bonheur de ma vie.
Ces feux dont ma raison ne saurait triompher,
Apprenez-moi comment on les peut étouffer,
Comment on peut du coeur bannir le chère image...
Mais à quel sentiment ma passion m'engage !
Si la douceur d'aimer a pour vous quelque appas,
Me pourriez-vous apprendre à ne vous aimer pas ?
NICANDRE.
Mais es-tu bien certain que ce soit Cléomène ?
Tes yeux t’ont pu trahir.
ARCAS.
Il est avec la reine,
Seigneur, et son retour qu’exprès l’on fait savoir
Dans le peuple alarmé jette un nouvel espoir.
Avec joie à l’envi déjà chacun publie
Ce qu’il a fait pour nous contre la Messénie.
Et portant jusqu’au ciel le nom de ce héros,
Semble mettre en lui seul la défense d’Argos.
NICANDRE.
Jamais une si haute et vaste renommée
Par de nobles exploits ne fut mieux confirmée,
Et dans toute la Grèce il est fort peu d’États
Qui pour mieux s’affermir n’aient employé son bras.
Partout son grand courage a contraint la victoire
De suivre ses désirs et respecter sa gloire,
Et bien plus souhaité qu’il n’étoit attendu
Ce vaillant Cléomène enfin nous est rendu.
La justice des dieux par son retour éclate :
Ils s’en veulent servir pour perdre Timocrate.
Ce lâche roi de Crète attaquant cet État
Veut d’un père perfide achever l’attentat ;
Déjà devant Argos sa flotte ose paroître,
Mais l’orgueilleux tyran n’en est pas encor maître,
Et nous lui ferons voir peut-être dès ce jour
Ce que peut un grand cœur animé par l’amour.
ARCAS.
Seigneur, dans le dessein de plaire à la princesse
Il semble qu’avec vous le destin s’intéresse,
Puisque par cette guerre il offre à votre bras
Tout ce qu’un bel espoir a d’illustres appas.
Combattez, et forçant l’orage qui s’apprête,
De son cœur à vos feux assurez la conquête,
Et de l’éclat d’un sceptre avec raison jaloux,
Le conservant pour elle, acquérez-le pour vous.
NICANDRE.
Hélas ! C’est cette guerre à moi seul trop contraire
Qui détruit mon espoir quand tu veux que j’espère.
Pour vaincre la rigueur de nos premiers destins,
La reine a fait armer deux princes ses voisins ;
Tous deux sont accourus au besoin qui la presse.
Cependant, cher Arcas, ils ont vu la princesse,
Et comme il est trop vrai que la voir c’est l’aimer,
Tous deux également s’en sont laissez charmer.
Ainsi dans ses désirs ma flamme opiniâtre
Trouve avec mon respect deux rivaux à combattre,
Et si ce seul respect tient mes sens étonnés,
Juge ce que feront deux rivaux couronnez.
ARCAS.
Quoi que ces deux rivaux vous donnent lieu de craindre,
Si vous n’en aviez qu’un, vous seriez plus à plaindre.
Je sais bien que la reine a trop de besoin d’eux
Pour négliger leur flamme et rebuter leurs vœux ;
Mais comme choisir l’un seroit irriter l’autre,
Leur bonheur suspendu fera naître le vôtre,
Et chacun d’eux enfin, l’un par l’autre détruit,
De ses prétentions vous laissera le fruit.
NICANDRE.
Mais s’il faut t’expliquer ma crainte toute entière,
Sais-tu que la princesse est orgueilleuse et fière ?
ARCAS.
Quel que soit son orgueil, il manque en vous d’objet :
N’êtes-vous pas né prince ?
NICANDRE.
Oui prince, mais sujet.
TIMOCRATE.
Madame, après mon sort pleinement éclairci,
En quelle qualité dois-je paraître ici ?
Timocrate aurait-il mérité tant de haine
Qu'il eut de votre cœur effacé Cléomène,
Et ce cœur de bonté pour lui si prévenu
L'est-il moins pour un roi que pour un inconnu ?
ERIPHILE.
Ah, puisque ma douleur est forcée à paraître,
Pourquoi, Prince, pourquoi vous ai-je pu connaître ?
Par vous toujours du sort la funeste rigueur
A contre mon devoir fait révolter mon cœur.
Ce devoir autrefois l'empêchant de se rendre,
Pour aimer Cléomène il ne le pût entendre,
Et maintenant encor, quoi qu'il ose tenter,
Pour haïr Timocrate il ne peut l'écouter.
TIMOCRATE.
Quoi qu'ordonnent les Dieux je n'ai donc rien à craindre,
Princesse, mon destin est trop beau pour m'en plaindre,
Et sans murmure aucun je m'en verrais trahi
Si je meurs assuré de n'être point haï.