Vous vous trompez beaucoup, monsieur , quand vous croyez qu’il n’y a pas de suspicion ici. La suspicion est partout. Croyez-moi, monsieur, de ce point de vue la Perse n’est rien à côté de l’Afghanistan… Ah, monsieur, la vie risque de n’être pas rose aujourd’hui en Afghanistan. Il va y avoir des remous, maintenant que le roi Nader Schah a été assassiné. Il y aura des remous d’ici un mois… quand les tribus auront les coudées plus franches dans les montagnes.
Même le mot voyageur est désuet. Non sans raison: Il serait élogieux. Le voyageur des temps anciens était celui qui partait, avide de savoir, et que le indigènes accueillaient à bras ouverts, fiers de montrer ce qui faisait leur originalité. En Europe, le "tourist" n'a plus rien d'un phénomène : il fait partie du panorama, et, dans neuf cas sur dix, il n'a guère d'argent à dépenser en plus de ce qu'il déjà payé pour accomplir son "tour". Ici, il reste une erreur de la nature. Si vous faites un aussi long trajet sans obligation, c'est que vous êtes très riche. Personne ne se souciera de savoir si vous aimez l'endroit, ou s'il vous ennuie, ni ne songera à vous demander le pourquoi de l'un ou de l'autre : un touriste est un touriste, comme une gale est une gale - un parasite obligé de l'espèce humaine, une vache qu'on trait pour son lait, un hévéa qu'on saigne pour son caoutchouc.
La beauté du tout (Hérat) ne doit rien au pittoresque, elle s'inscrit dans la lumière, dans le paysage. Et, quand on y regarde de plus près, chaque tuile, chaque fleur, chaque pétale de mosaÏque communique son génie propre à l'ensemble. Même ruinée, une telle architecture nous parle de l'âge d'or. L'histoire l'aurait-elle oubliée ? Pas tout à fait. Les miniatures d'Hérat au XVe siècle sont fameuses, tant pour elles-mêmes que comme source de la peinture persane et monghole ultérieure. Mais la vie et les hommes qui les ont produites, et qui ont produit ses édifices, n'occupent pas une grande place dans la mémoire du monde. Et cela parce que Hérat est en Afghanistan.
Aucun Persan digne de ce nom ne recevrait un invité et 'a fortiori' plusieurs, sans un grand déploiement de tapis. Quand le bal commença, le sol se souleva comme une mer en furie, et il fallut le naufrage de plusieurs couples pour qu'on s'avise de calme, à l'aide de quelques clous, les déferlantes laineuses.
Mais aucune représentation photographique, aucune description verbale ne saurait restituer ce bleu raisin velouté d'azur, ne saurait évoquer les foisonnements sinueux qui rendent l'ensemble su profond et si lumineux. Sur les huit côtés de la base, que plaquent des panneaux de marbre gravés d'inscriptions d'un coufique baroque, le jaune, le blanc, le vert olive et le rouge rouille s'allient aux deux tons de bleu en un tournoiement de fleurs, d'arabesques et de textes aussi finement ciselés que le filigrane d'une tasse à thé. Les fûts des colonnes, au-dessus, sont couverts de petits losanges en pointe de diamant ornées de fleurs, mais cette fois dans l'unique dominante bleu raisin ; chacun d'eux est bordé de faïence blanche en relief, de sorte que la partie supérieure des minarets semble enveloppée dans un filet scintillant.
Christopher m'a fait visiter les troisièmes classes. Si celles-ci avaient été occupées par des animaux, tout bon Anglais se serait fait un devoir d'alerter la SPA. Mais le prix du billet est dérisoire, et s'agissant de Juifs, chacun sait bien qu'ils pourraient payer plus cher s'ils le voulaient.
L'exotisme et la beauté sont, à parts égales, responsables des moments suprêmes de tout voyage. Le premier flatte l'esprit, l'autre les sens ; et c'est la rareté de leur coïncidence qui fait la rareté de tels instants.
En bas, trois grandes pièces avec vitrages donnant sur la rue. La première est la cuisine, signalée par une flaque de sang et la tête d'un coq décapité sur le dallage.
des gens d'un naturel peu accueillant, suffisamment malhonnêtes en plein jour pour l'être encore davantage si on les dérangeait au beau milieu de la nuit