Sylvie CASTER,
journalisteJacques CHANCEL s'entretient avec
Sylvie CASTER,
journaliste à
Charlie Hebdo, qui vient de publier
Les chênes verts :
son arrivée à Paris et ses débuts de
journaliste, les Landes qui lui manquent; le succès de son livre qu'elle a écrit pour et sur sa soeur Hélène, handicapée mentale qui vient de mourir, elle dénonce la loi du silence sur les
enfants handicapés mentaux, évoque ses...
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Il n'existe plus. Plus de corps, plus de voix, plus de chaleur. Rien. À peine le souvenir Cet amour de la mémoire. Si vague. Si vain. Difforme. Toujours et toujours incomplet, menteur. de la brume. J'attrape de la brume.
Alors, je sens ce que c'est le néant.C'est cela, le ricanement de cette brume attrapée.
Peu à peu, les cris se fatiguent en suffocations. Finissent en gros sanglots qui butent à la gorge. On entend des chuchotements d'après la tempête. Des réconciliations tardives à bruit confus de murmure. Et puis, sur le lit, quelque chose du domaine secret. Ce qu'elle voulait, c'était seulement qu'il réagisse. Qu'il lui montre une grande colère, un déchainement de passion. Tant pis pour les coups, c'est dans son idée une preuve de l'amour. Mais pas l'indifférence. Jamais. Il risquait pas d'être indifférent. Nous, petites, on ne comprenait pas bien. On le prenait pour un salaud. Comme elle disait. Une engeance de tueur qui l'aurait laissée au sol. Avec aussi une idée vague - mais toujours inquiétante - que c'était de la passion. Bizarre, pour nous, la passion. Des trucs d'adultes - givrés.
Toi, tu es comme des nœuds, comme un cordage.
Tu es compliqué.
(p. 26)
De son premier centre, Hélène, il a bien fallu qu’elle en sorte. Passés 17 ans, ils n’en veulent plus. Il faut dire qu’ils misent assez sur deux passages, neuf ans et la puberté. Ils risquent nettement, les débiles, d’y laisser leur peau. Il paraît que ça leur fait des chambardements terribles dans les tréfonds.
Elle a regardé ma mère qui ne voyait plus rien pour ne pas mourir là sur place de toute sa douleur et elle a dit : "Il fallait prévenir, nous vous l'aurions préparée." Comme on dit pour un plat de fête à des invités qui s'invitent.
J'ai appris la mort de Nel un dimanche soir, aux
actualités. Il était mort à des centaines de kilo-
mètres de moi.
J'étais à des centaines de kilomètres de lui.
A un monde de lui.
Je savais qu'il allait mourir. Qu'il était possible
qu'il meure bientôt. C'était une idée enfouie dans
ma tête, et à chaque fois que je le voyais, je me
disais : « Nel, ta mort est en toi et te souffle.
Chaque seconde, chaque seconde. » Mais j'écra-
sais cette idée — cafard — absolu, abject cafard
pour lui sourire : « Tiens le bon bout, Nel. Accro-
che-toi, je t'en prie, accroche-toi, et vis, vis. Ne
meurs pas. A qui pourrais-je parler d'autre sur la
terre ? Parler vraiment. Tu sais bien ça. » C'était
complètement égoïste.
Tous ces « ne meurs pas, je t'aime » sont com-
plètement égoïstes.
Les insomnies, les cauchemars, les angoisses qui me rongeaient, tout cela a disparu et s'est transformé en cet étrange état, ce brouillard, cette brume, qui emplit ma tête tels des petits ballots de coton éclatés. Cette sensation de flotter, comme vitrifiée, en paix, hors du monde, n'est pas désagréable. Si on joue le jeu. Si on s'y laisse aller.
Mais dès qu'on se bute, qu'on veut se remettre un peu à penser, c'est épouvantable. (...)
Si je n'avais pas, en permanence, l'anxiété sous-jacente d'avoir perdu tous mes moyens et d'être devenue totalement imbécile, je serais presque un légume heureux.
Ce bref instant où le goujat se disait : "Mince, je suis tout de même un salaud de la laisser se démerder toute seule" s'est changé en : "Qu'elle se démerde !" puis en rien, rien du tout. Jamais les bonhommes n'ont été aussi mufles.
Charlie-Hebdo, hiver 80