Moi, bien entendu, je ne bois pas. Quand il m'arrive de boire, des fois, je bois peu - enfin, pour respecter les convenances, ou pour soutenir une joyeuse compagnie. De toute façon il m'est absolument impossible de descendre plus de deux bouteilles en une fois. Ma santé me l'interdit. Une fois, je me rappelle, le jour de mon ex-ange gardien, j'ai consommé un quart.
Blok se retourne lentement et nous regarde.
Je n'ai jamais vu des yeux aussi vides, aussi morts. Je n'ai jamais pensé qu'un tel ennui et une telle indifférence pouvaient se lire sur un visage.
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Je m'excuse à nouveau et m'éloigne à la hâte. Zamiatine reste avec Blok.
J'erre à nouveau dans le couloir, en proie à un maialise étrange. A présent, ma destinée me devient presque visible. Je vois le dernier état de mon existence. Je vois l'ennui qui m'étouffera immanquablement.
Je demande à quelqu'un : "Quel âge a Blok" On me répond : "Près de quarante." Il n'a pas quarante ans !
Le téléphone
Je dois vous avouer, citoyens, que je me suis fait mettre le téléphone récemment. Car à notre trépidante époque actuelle, si on n'a pas le téléphone, c'est comme si on n'avait pas de bras. Bien sûr, on ne sait pas où appeler, c'est effectivement vrai. Mais d'un autre coté, au plan matériel, on n'est plus en 1919. Faut comprendre. En 19, non seulement on se passait de téléphone, y avait rien à bouffer et on ne râlait pas.
J'ai toujours sympathisé avec les convictions capitales. Donc, même quand on a instauré la NEP à l'époque du communisme de guerre, je n'ai pas protesté. A la NEP comme à la NEP. Ils en savent plus long. Mais par ailleurs quand on a instauré la NEP, mon coeur se serrait désespérément. Je pressentais quelque brusque revirement. Et effectivement du temps du communisme de guerre on était positivement plus libre au niveau de la culture et de la civilisation. Par exemple, on pouvait tranquillement ne pas se déshabiller au théâtre - pas au vestiaire. C'était un progrès.
Ma vie, moi, je me plains pas. Ma vie, je peux bien vous le dire, c'est la belle vie.
Sauf que je peux pas, vous comprenez, croûter dans ma seule place à voir ma barbe qui se pousse.
Je croye pas ma fantasie, mais, je sais pas, c'est peut-être une diablette, comme qui dirait, qui fait obstacle à ma belle vie. Ou peut-être un diablon, genre qu'on voye pas, ou bien dans la personne d'un insecte serpent qui siffle sur ma tête à coté de moi pour m'intenter mes jours.
Oui, monsieur. Où qu'elle est ma loi, ainsi que mon toit, quand le moindre objet, vous comprenez, même une auge à cochon même, il a son but dans la vie, et moi, j'ai pas mon but dans ma vie ? Ça me fait peine, je vous dirais.
Sa main droite, elle est naturalement normale, sauf que la gauche a pas de doigts.
- Dis donc, mon gars, que j'y demande, t'as souffert à la guerre, au niveau de tes doigts?
- Non, qu'y me dit, me clignant de son oeil, pourquoi que ça serait la guerre. C'était, qu'y me dit, un cas d'affaire. Droit commun politique, comme affaire. Un coup de hache, que c'est la cause.
- Et qu'est-ce que c'est, que je demande, sauf votre respect, cette affaire là?
- Cette affaire, qu'y me dis, c'est comme bonjour : occupe-toi de tes oignons, vu que la hache elle tombe.
Projet numéro 30 Censuré
Note de l'éditeur : en 1928, Staline décide de lancer le premier plan quinquennal.
"Industrialiser le pays à vitesse accélérée pour atteindre puis dépasser la production et le niveau de vie des pays capitalsites développés"
Fin de la NEP et annulation du 30ème projet.
Plus assez bolchévique, pas assez stalinien.
Censuré.
Au début de la révolution, je revins à Pétrograd.
Le passé ne m'inspirait aucune nostalgie. Au contraire, je voulais voir la Russie nouvelle, moins triste que celle que j'avais connue. Je voulais voir autour de moi des hommes sains et florissants, et non des gens comme moi, enclins au cafard, à la mélancolie et à la tristesse.
Je ne me sentais pas en désaccord avec la société nouvelle. Néanmoins, le même ennui qu'autrefois s'empara de moi.
Les étrangers
Je saurais toujours distinguer un étranger de nos compatriotes soviétiques. Eux, les étrangers, ont un je ne sais quoi de différent sur leur gueule.
Comment dire, ils ont une expression plus immobile et méprisante sur leur gueule que nous.
Mettons que leur visage prenne une certaine expression, eh bien, ils regardent tout le reste avec cette même expression.