Les derniers livres d'Yves Bonnefoy (1923-2016) expriment son désir de transmettre le legs de la poésie par-delà la mort. « Lègue-nous de ne pas mourir désespéré », lit-on dans L'heure présente (2011). Quant à L'Écharpe rouge (2016), c'est un « livre de famille » testamentaire en même temps que l'histoire d'une vocation : « Il se trouve que j'étais apte à me vouer à l'emploi disons poétique de la parole
»
La Pléiade fut pour Bonnefoy l'occasion de porter sur son oeuvre un regard ordonnateur. Il choisit le titre du volume, Oeuvres poétiques, sans céder sur son désir de faire figurer au sommaire quelques textes brefs que l'on qualifierait spontanément d'essais. Tous les livres ou recueils poétiques, vers, prose, ou vers et prose, sont présents. Bonnefoy ne se reniait pas ; il a souhaité donner dans les appendices quelques textes rares. Il a voulu aussi que soit présente son oeuvre de traducteur, de Shakespeare à Yeats, de Pétrarque à Leopardi. Enfin il a ouvert à ses éditeurs les portes de son atelier.
« Le souvenir est une voix brisée,
On l'entend mal, même si on se penche.
Et pourtant on écoute, et si longtemps
Que parfois la vie passe. Et que la mort
Déjà dit non à toute métaphore. »
L'heure présente, Yves Bonnefoy
À lire Yves Bonnefoy, Oeuvres poétiques Coll. La Pléiade, Gallimard 13 avril 2023.
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Le bonheur ne m’a guère souri sur cette terre.
Où vais-je ? Je cherche dans ces montagnes
Le silence, la paix du cœur. C’est ma patrie,
Je n’errerai plus jamais loin d’elle.
Les cimes de partout redeviennent bleues,
Vais-je te dire adieu ? Non, qu’à jamais,
A jamais bruisse l’eau, refleurisse l’herbe !
Et si demeure
Autre chose qu'un vent, un récif, une mer,
Je sais que tu seras, même de nuit,
L'ancre jetée, les pas titubant sur le sable,
Et le bois qu'on rassemble, et l'étincelle
Sous les branches mouillées, et, dans l'inquiète
Attente de la flamme qui hésite,
La première parole après le long silence,
Le premier feu à prendre au bas du monde mort.
Je me souviens, c'était un matin, l'été,
La fenêtre était entrouverte, je m'approchais,
J'apercevais mon père au fond du jardin.
Il était immobile, il regardait
Où, quoi, je ne savais, au-dehors de tout,
Voûté comme il était déjà mais redressant
Son regard vers l'inaccompli ou l'impossible.
Il avait déposé la pioche, la bêche,
L'air était frais ce matin-là du monde,
Mais impénétrable est la fraîcheur même, et cruel
Le souvenir des matins de l'enfance.
Qui était-il, qui avait-il été dans la lumière,
Je ne le savais pas,je ne sais encore.
Leurs doigts se touchent
Presque, mais dans le rien de cet écart
S’ouvre l’abîme entre être et apparence.
A quoi bon tant désirer
Mais sans pouvoir ? Avoir voulu parler
Mais sans phrases pour dire ? Avoir regret
Mais seul, et sans qu’un autre ait pu comprendre ?
Le lecteur de la poésie n'analyse pas, il fait le serment de l'auteur, son proche, de demeurer dans l'intense.
Le souvenir est une voix brisée,
On l’entend mal, même si on se penche.
Et pourtant on écoute, et si longtemps
Que parfois la vie passe. Et que la mort
Déjà dit non à toute métaphore.
Nous nous étions fait don de l'innocence,
Elle a brûlé longtemps de rien que nos deux corps,
Et nos pas allaient nus dans l'herbe sans mémoire,
Nous étions l'illusion qu'on nomme souvenir.
Ne suis-je la beauté
Que parce que je flatte votre rêve ?
Je suis tapie, effrayée, je suis prête
A me jeter en avant, à griffer,
Ou à faire la morte si je sens
Que ma cause est perdue dans vos regards.
Demandez-moi d’être plus que le monde.
Pansez-moi de vos vœux, de vos souvenirs.
Le silence est la ressource de ceux qui reconnaissent de la noblesse au langage.