Christian DOTREMONT Une Vie, une uvre : écrire les mots comme ils bougent (France Culture, 2002)
Lémission "Une Vie, une uvre", par Michel Cazenave, diffusée le 21 avril 2002 sur France Culture. Invités : Pierre Alechinsky, Frédéric Baal, Anne Beyers, Michel Butor, Jacques Calonne, Luc de Heusch et Ann West.
J'arrive, rien, je regarde, rien encore, j'insiste, une touffe d'herbe
1965
CHRISTIAN DOTREMONT - DES LOGOGRAMMES
Éditions Ubacs, 1991
Les trois forêts
extrait 3
J’étais seul l’autre nuit, — à regarder la forêt, — par la fenêtre, — puisque nous ne vivons plus que deux et je me disais que tu étais à un bout de la forêt, — et que moi j’étais à l’autre bout, — et qu’il n’y avait au fond qu’une forêt — dans le monde, — entre nous, — et j’espérais que d’arbre en arbre allait capricieusement voler ta voix, — mon amour, — jusqu’à mon amour. La forêt, tant je la regardais, a parlé, mais voilà je ne l’ai pas comprise, — tant je t’écoutais.
ÊTRE ENSEMBLE
Ma femme est un buisson vivant de moire
la mer un grand drapeau tombé
le feu est le rêve de l'arbre
le vent un grand drapeau décoloré
mais la guerre n'est pas la paix.
Il ne suffit pas de parler à l'envers
d'être langouste à longue langue
pour que nous rêvions.
Il ne suffit pas de parler du beau temps
en ouvrant un parapluie
ni d'ouvrir un parapluie
pendant que nous préparons le printemps.
Il ne suffit pas de graisser au beurre les canons
de mettre aux armes des faveurs d'oliviers.
Un mensonge nous réveille
nous ne rêvons que vérité
le petit bout de votre oreille
fait du bruit à réveiller
les morts que nous avons dans la mémoire
et notre rêve ne dort pas
et notre mémoire ne dort pas
nous sommes debout dans nos leçons
et debout dans notre rêve….
Extrêmement distinct,
je ne sais plus du tout de quoi:
peut-être d'une absence que
nous n'avons pas vu luire:
d'un soleil tout autrement éteint.
1978
CHRISTIAN DOTREMONT - DES LOGOGRAMMES
Éditions Ubacs, 1991
Le mot est le signe de la parole, l'image celui de l'oeil et la langue le lieu où ils se croisent. Entre la langue et l'image joue la pensée et ce jeu est dans la main quand l'instant sait ne pas savoir. Une fois le signe posé tout recommence. Cependant il importe de ne point répéter sinon le jeu cesse et la question se referme.
CHRISTIAN DOTREMONT - DES LOGOGRAMMES / Préface de Claude Margat
Éditions Ubacs, 1991
Petite – II.
ET NOUS AVONS TRAVERSÉ TOUTES SORTES DE BONNES CHOSES…
Et nous avons traversé toutes sortes de bonnes choses :
du soir, du brouillard et des rues floues.
Je lui ai raconté un peu de ma vie claire-obscure
(comme une lumière avec un abat-jour dessus).
Elle a dit qu’elle n’était qu’une pauvre personne.
Et qu’elle ne savait pas toutes ces choses mais ses leçons
de grec et de latin.
Je lui ai dit qu’il fallait m’empêcher de voir la vie en m’en
aveuglant plein les yeux.
Elle a dit « c’est très compliqué mais je mettrai souvent
mes lèvres sur tes joues ».
Et j’ai dit que je serais content alors et même après et
même avant.
Je me demandais comment c’était possible d’avoir été
si malheureux et de ne plus l’être.
Je me disais « c’est très idéal » et je serrais très fort
contre moi la petite fille réelle.
Tout de suite j’ai compris en la voyant quitter l’école
qu’elle quittait nos jeux passés.
Parfois la main désigne et ce qu'elle donne à voir une fois lui reste un temps. Ce temps-là, sa matière est égale à sa chance et c'est le temps qu'elle recommence pour continuer.
Mais le temps passe et il ne reste que les signes qui sont comme la nostalgie de sa proximité.
CHRISTIAN DOTREMONT - DES LOGOGRAMMES / Préface de Claude Margat
Éditions Ubacs, 1991
Pour Sevettijärvi
Extrait 1
Il faut voler le feu sans perdre les braises ni les cendres, ni le froid pour lequel on l’allume ni le froid vers lequel il disparaît. Nous prîmes le feu et les braises et les cendres, mais eûmes tendance à échapper aux froids, c’est-à-dire aux quelques marges que cependant nous faisions quelquefois, et aux marges qui quoi qu’il en soit sont parmi et aux marges qui quoi qu’il en soit sont dehors. Sevettijärvi, c’est la marge du dehors, qui a son parmi, le formidable parmi du rien qui je le disais. Je vais partir pour Sevettijärvi, avec un peu de mon parmi dans une valise, elle contient un mot de Laila, la fourrure du glouton, des rectangles pleins de brouillons de Bachelard, de Bove, de Beckett, un deuxième chandail, un appareil photographique, les poussières que je ramasse sans fatigue, et les brouillons que je fais moi-même dans des rectangles de papier avion, de papier machine ;
….
Pour Sevettijärvi
Extrait 2
le savon glissa, il y a une heure, dans le seau, et tomba dans la rigole de glace où je versais l’eau, et du coup fut repurifié, par cette mort, et je le ramassai, il est là aussi, rectangle fondu, chargé encore d’un peu de gel. Est-ce que ce peu de gel tiendra jusqu’à Sevettijärvi ? C’est presque toujours la même chose. Je me demande si ma cigarette tiendra jusqu’à la pierre runique, si mes lacets tiendront jusqu’à ce soir, si mon souffle tiendra jusqu’à demain, et si rien ne cède tout de suite, rien ne tient tout à fait, et je ramasse, je me ramasse, et de cet amas de brouillons, j’essaie de faire un peu de feu pour quelques autres. Moi, j’ai de quelques autres un peu de feu, et quelquefois des mêmes, plus celui qui me pousse dans la vue quand je suis contraint de me la froisser, dont j’ai prédit qu’à Sevettijärvi.
La vraie poésie est celle où l'écriture a son mot à dire.