Essaie de comprendre, Linda! Essaie de comprendre. Elle s’était efforcée d’imaginer la situation. En vain. Tout cela semblait trop invraisemblable. Pourquoi Steinar n’avouait-il pas plutôt que, en homme qu’il était, il s’était laissé séduire, que cela s’était produit sciemment et de son plein gré? Mais non. Partagé entre la colère et les sanglots, il avait préféré - et de surcroît en sa présence - lever le combiné pour téléphoner à « cette connasse d’écrivain » qui habitait à moins de cinq cents mètres de chez eux. La voix chancelante, il lui avait demandé par quelles putains de preuves elle comptait démontrer qu’il était, lui et non son petit ami, le père de l’enfant. « Peter et moi faisons toujours attention », avait expliqué Cecilie Koller. « Un test d’ADN prouvera aisément que j’ai raison. » Elle semblait tellement sûre de son fait que Steinar manqua défaillir. Pour toute réponse, il proposa l’avortement.
Gordon boit une gorgée. Le thé est chaud, fort - sans rapport avec cette eau teintée que Miriam Keats lui a servie. « Bon. Alors il faut que je sois franc… Je ne sais pas qui je suis. - Personne ne le sait vraiment: c’est à dire complètement. Continue. - Je veux dire: je ne sais plus qui je suis. - Tu t’appelles Gordon Bell et tu joues divinement du piano. - Non, je ne m’appelle pas Gordon Bell. C’est un nom que j’ai inventé à défaut d’autre chose. - Tu veux dire que… - Oui, je suis persuadé que j’ai perdu la mémoire. » Voilà. C’est dit. Pourtant, la réaction du professeur maigrichon n’est pas du tout de l’ordre de la stupéfaction. Au contraire, il le dévisage d’un regard intrigué, attentif, tandis qu’il tend le bras pour baisser encore davantage le volume de la musique. « Depuis quand? - Depuis mercredi de la semaine dernière. Ça fera dix jours. Je suis sorti d’un pub, du moins c’est ce que je crois. Et à partir de ce moment là, j’ai dû recommencer de zéro. Je ne savais pas où j’étais, et encore moins qui j’étais… »
Le Colisée. C’est le mot qui vient à l’esprit de Gordon lorsque les joueurs font leur entrée dans Stamford Bridge et que l’ovation balaie le stade comme un ouragan. Qui sait si les Romains acclamaient leurs héros avec une ferveur du même niveau sonore et huaient leur ennemi d’une agressivité directement proportionnelle? Qu’est ce qui fait que les spectateurs, au bout du compte, s’identifient à une équipe à un degré tel qu’ils considèrent les adversaires comme des loups dans la bergerie, et non comme de simples êtres humains mus strictement par le même objectif - finir premiers au classement du championnat? Jusqu’à quel point l’amour tribal triomphe-t-il du sentiment communautaire?