DEUX RIVES
Une barque traverse, un peu avant l’aube :
elle approche ? s’éloigne ? Dans la lumière
encore métallique, grise, dans l’air froid,
parmi les brumes, les buées nocturnes, elle avance
et déplace lentement l’eau, rame après rame.
Le jour ensuite viendra éclairer
ce qui était confus. Mais la barque
franchit une frêle frontière
et disparaît. Soit ce voyage
vain. Essentiel et vain.
Pas de fret, nul lieu où aller.
Rien que ces eaux à traverser,
de la lumière à devancer,
rien que le jour à diviser
de la nuit.
Traduit de l’italien par Béatrice de Jurquet et Philippe Jaccottet.
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Il est inutile de le tirer par la queue :
on le sait par expérience, le tatou ne cède pas
si facilement. Et puis il a fallu
peut-être cinquante millions d'années, un imprévu
fortuit et un bon coup de chance :
un marin aux belles espérances,
une tempête, un naufrage dans un golfe terrible,
une terre ignorée et fleurie où aborder.
Il en a trop vu pour s'épouvanter ou perdre courage.
Le chemin a été lent, le voyage ardu.
À présent il avance, pas à pas. Presque content.
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On peut dire : l'harnaché, le chenillé, le solitaire,
l'édenté, le craintif, le lent,
celui qui ne peut sauter, qui ne se retourne pas,
le mangeur de vermine, le lèche-fourmis, le voleur,
le fuyard, la taupe qui tourne en rond,
le couche-tard, le noctambule, le griffu ;
celui qui s'amuse à faire tomber les chevaux,
les estropie et secoue ses écailles de rire
dans son trou malodorant.
On peut le maudire, le chercher la nuit
avec des bâtons pointus, ou des massues, dents de chien.
On peut recruter des indigènes ivres
ou des armées de moustiques pour le chasser.
Le tatou ne s'en préoccupe pas.
ENTRE-DEUX…
[...] Un mouvement invisible frise l’eau,
suggère une lueur changeante,
algue, poisson, reflet…
Mais il n’y a pas de rives, ni de barque
entre les rives, ou bien déjà
l’on n’y voit plus, il reste l’eau
et au-dessus de l’eau une ombre semble s’ouvrir,
presque s’épanouir, et relier
quelque chose qu’on ne voit pas :
une ombre, ou une trace...
Traduit de l’italien par Béatrice de Jurquet et Philippe Jaccottet.
LA FUGITIVE
Elle cherche ce qui demeure
au-delà du regard,
après la marée et le retrait des eaux,
après chaque jour, avant chaque jour.
Incertaine est sa lumière,
ou hors spectre :
on croit la deviner, on se retourne et plus rien.
Elle prend ce qui reste
et le remet au monde : aiguilles de pin
éparpillées, petits trous,
ombres d’un chat qui a déjà sauté loin,
Les arabesques des mouettes sur le sable.
Elle ramasse les écorces, gratte les murs.
Tu dis que le long du chemin
derrière nous brûlaient les forêts.
Qu’on ne savait pas pourquoi,
mais quelqu’un disait : voilà,
la raison du voyage c’est ça,
c’est pour ça que nous sommes ici.
Tu dis que l’horizon
était inquiet et déchirant, rouge feu.
Derrière la maison il y a un jardin en friche :
une robe rouge flotte
sur un fil. Par terre
des balles de plastique, des pots pleins de sable.
Un mur de planches
plus loin ferme le ciel. […]
Traduit par Béatrice de Jurquet
Extrait 2
Pensée pour Giampiero Neri
Ici à nouveau. Une chambre,
un trou d'air qui bat, confus.
Les couleurs d'un automne pluvieux
et un mal indéfini qui ronge les mots,
comme une pierre noire dans la tête, l'occlusion
d'un vaisseau. Et les mots en fragments
montent par d'autres voix, bulles d'eau
brassée, peut-être des poissons
qui émergent un instant puis disparaissent
sans se montrer. Mais ils sont là :
tu en pressens le mouvement
discret, nervures et pinces
au travail infatigables,
effleurement de queues sous-marin.
Ne t'en vas pas, donc, ne remonte pas
la ligne. Pas encore.
Attends sans espérer,
sereinement.
Traduction de l'italien par Mathilde Vischer
CAPARÌCA
à Mattia
Peut-être la fièvre, ou un effet de la lumière. Caparìca
est ceci, tout de même, rangées de maisons, décrépies.
Une Mercedes verte fait voler la poussière, se gare,
un bossu en descend et se met en chemin.
Baraques, copropriétés. Quelques chiens. Longeant la mer,
un homme marche sans bouche, cicatrice
de sable, sur des kilomètres et des kilomètres.
Et je ne peux te répondre que ceci : vertiges,
une tranquillité simulée. Et aussi : l’absinthe.
Une roche pauvre surplombe
la plage des pauvres.
Traduit de l’italien par Mathilde Vischer
CORPS D’ÉTOILES
Tu me suis comme une pensée, tu es une pensée
que je ne dois même pas penser, comme un frisson
tu me roussis doucement la peau, bouges les yeux
vers un point clair de lumière. Tu es une chose
qu’aucun mot ne peut dire et qui dans chaque parole
résonne comme l’écho d’une respiration lente, tu es
mon vent de feuilles et de printemps, la voix qui appelle
d’un lieu inconnu que je reconnais et qui est mien.
Tu es le hurlement d’un loup, la voix du cerf
vivant et blessé à mort. Mon corps d’étoiles.
Traduit de l’italien par Mathilde Vischer
ART DE LA FUGUE
Résiste à tout, fuis. Fais-le au nom
de rien. Laisse les noms
aux nouveaux constructeurs de drapeaux.
Allez, petit : il est temps.
Regarde : ceci est un bois, et ceci est
une boîte de viande. Ceci est un fleuve.
Du pont tu vois une ville parfaitement blanche,
une source de sang grumelé. Et les années,
les années sur leurs chevaux noirs. La ville
est faite de chaux et de plâtre, de silence.
Ici le passage, la fuite est un autre chemin.
Traduit de l’italien par Mathilde Vischer
ESQUISSE EN POUDRE DE GYPSE
6
L’oreille qui écoute ne voit pas la voix qui parle
dans la nuit, perdue ; elle guette le bruissement
de l’air, par les rues
où quelqu’un marche peut-être.
La voix qui parle n’attend pas qu’on l’écoute,
elle espère pourtant que son soliloque n’est pas vain,
que s’ouvre pour elle une porte en silence,
offrant une lumière, une branche de forsythia.
Traduit de l’italien par Béatrice de Jurquet et Philippe Jaccottet.