"Une vie comme les autres" d'Hanya Yanagihara, traduit de l'anglais (États-Unis) par Emmanuelle Ertel, disponible le 4 janvier 2018 aux éditions Buchet Chastel
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Épopée romanesque d'une incroyable intensité, chronique poignante de l'amitié masculine contemporaine, Une vie comme les autres interroge de manière saisissante nos dispositions à l'empathie et l'endurance de chacun à la souffrance, la sienne propre comme celle d'autrui.
On y suit sur quelques dizaines d'années quatre amis de fac venus conquérir New York. Willem, l'acteur à la beauté ravageuse et ami indéfectible, JB, l'artiste peintre aussi ambitieux et talentueux qu'il peut être cruel, Malcolm, l'architecte qui attend son heure dans un prestigieux cabinet new-yorkais, et surtout Jude, le plus mystérieux d'entre eux. Au fil des années, il s'affirme comme le soleil noir de leur quatuor, celui autour duquel les relations s'approfondissent et se compliquent, cependant que leurs vies professionnelles et sociales prennent de l'ampleur.
Révélant ici son immense talent de styliste Hanya Yanagihara redonne, avec ce texte, un souffle inattendu au grand roman épique américain.
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Une relation ne procure jamais tout. Elle ne peut que te procurer certaines choses. Tu prends toutes les qualités que tu souhaites chez quelqu’un - l’attrait sexuel, disons, ou l’art de la conversation, ou le soutien financier, ou encore la compatibilité intellectuelle, la gentillesse, la loyauté - et tu choisis trois de ces qualités. Trois - c’est tout. Peut-être quatre si tu es très chanceux. Le reste tu dois le chercher ailleurs. Ce n’est que dans les films qu’on trouve quelqu’un qui t’offre toutes ces choses. Mais on n’est pas au cinéma. Dans le monde réel, on doit identifier quelles sont ces trois qualités avec lesquelles on veut passer le reste de sa vie, et ensuite chercher ces qualités chez quelqu’un. C’est ça la vraie vie. Tu ne vois pas que c’est un piège ? Si tu continues à essayer de tout trouver, tu finiras seule.
« Mais ce sont quand même tes parents, lui disait Malcom à peu près une fois par an. Tu ne peux pas simplement cesser de leur parler. » Pourtant cela se pouvait, cela arrivait : il en était la preuve. Comme n’importe quelle autre relation, pensait-il, celle-ci exigeait un entretien, une dévotion et un soin constants, et si aucune des deux parties ne voulait faire d’effort, pourquoi ne dépérirait-elle pas ?
Aussi éprouvait-il de la reconnaissance à l'égard de ses amis pour l'avoir relativement si peu sondé, l'avoir laissé être lui-même, une prairie déserte, anonyme, sous la surface jaune de laquelle la terre noire grouillait d'os calcifiés lentement métamorphosés en pierres.
«Un homme qui passe son temps à se lamenter sur son sort n'a rien de séduisant », répétait souvent sa grand-mère.
Et une femme, alors ?
« Tout aussi peu séduisant, mais compréhensible, répondait-elle. Une femme a largement de quoi se plaindre. »
Plus tard, quand les choses ont mal tourné, je me demandais régulièrement ce que j'aurais pu dire où faire. Parfois je songeais qu'il n'y avait rien que j'aurai pu dire – il y avait une chose qui aurait pu l'aider, mais aucun de nous qui l'aurait exprimée n'aurait pu l'en convaincre. Je continuais à former ces fantasmes : le pistolet, la clique, cinquante ouest Vingt-Neuvième Rue, l'appartement J7. Mais cette fois, nous ne tirerions pas. Nous attraperions Caleb par les deux bras, le conduirions à la voiture, l'emmènerions à Greene Street, le traînerions en haut. Nous lui ordonnerions quoi dire et le préviendrions que nous nous tiendrions l'extérieur de la porte, dans I'ascenseur, le revolver armé et pointé sur son dos. Et de là, nous écouterions ce qu'il déclarerait : Je ne voulais pas te faire du mal. J'avais complètement tort. Ce que je t'ai fait subir, mais encore plus, ce que je t'ai dit, ça ne t'était pas adressé. Crois-moi, parce que tu m'as cru avant : tu es beau et partait, et je n'ai jamais vraiment pensé ce que je t'ai dit. J'avais tort, je me suis trompé, personne n'a jamas eu plus tort que moi
Mais à ce moment-là, il pourrait aussi bien se demander – comme il le fait souvent – pourquoi il a permis aux quinze premières années de son existence de dicter les vingt-huit dernières années. Il a eu une chance inimaginable ; il mène une vie d'adulte dont les gens rêvent : pourquoi, alors, s'inflige-t-il de revisiter et rejouer des événements qui ont eu lieu il y a si longtemps ? Pourquoi ne peut-il pas simplement apprécier le présent ? Pourquoi devrait-il honorer son passé de la sorte ? Pourquoi celui-ci devient-il plus vivace, et non pas moins, alors qu'il s'en éloigne ? Willem revient avec deux verres remplis de whiskey et des glaçons. Il a passé un tee-shirt. Pendant un moment, ils restent assis sur le canapé, sirotant leur boisson, et il sent ses veines s'emplir de chaleur.
– Je vais te raconter, dit-il à Willem – et ce dernier hoche la tête, mais, avant de se lancer, il se penche vers Willem et l'embrasse.
– Jude, dit Willem, est-ce que quelqu'un t'a fait ça? Est-ce que quelqu'un – il ne peut pas prononcer les mots est-ce que quelqu'un t'a battu ?
Il hoche la tête, imperceptiblement, content de ne pas pleurer, même s'il a l'impression qu'il va exploser: il s'imagine des bouts de chair voler en éclats comme un obus, arrachés de ses os, s'écrasant contre le mur, pendant du lustre, maculant les draps de sang.
– Oh, mon Dieu, dit Willem en lui relâchant les mains – puis il le regarde sortir du lit à la hâte. – Willem, l'appelle-t-il – puis il se lève à son tour et le suit dans la salle de bains, où Willem est penché au-dessus du lavabo, respirant fort, mais, lorsqu'il essaie de lui toucher l'épaule, Willem fait un mouvement pour qu'il retire sa main. Il retourne dans leur chambre et attend au bord du lit, et, lorsque Willem sort de la salle de bains, il s'aperçoit qu'il a pleuré.
– J'y vais, dirait-il en rendant son sourire à Willem – et ce dernier secouerait la tête.
– Reste, susurrerait Willem.
Et il répondrait :
– Il faut que j'y aille.
Et Willem rétorquerait :
– Cinq minutes.
Et il dirait :
– Ok, cinq.
Alors Willem soulèverait son côté de la couverture, il se glisserait dessous, Willem serré contre son dos, puis fermerait les yeux et attendrait que Willem l'enveloppe de ses bras, regrettant de ne pas pouvoir demeurer ainsi pour l'éternité. Ensuite, dix ou quinze minutes plus tard, il finirait, à contrecoeur, par se lever, embrassant Willem près de la bouche, mais pas sur la bouche – cela lui pose toujours problème, même quatre mois plus tard – et partirait pour la journée.
ll rejoignit Jude à la cuisine et se mit a preparer une salade, tandis que JB s'affalait à la table de la salle à manger puis se mit à tourner les pages d'un roman que Jude avait laissé là.
– J'ai lu ce bouquin, lui lança-t-il. Tu veux savoir ce qui se passe à la fin ?
– Non, JB, répondit Jude. Je n'en suis qu'à la moitié.
– Le personnage du pasteur finit par mourir.
– JB!
Après quoi, l'humeur de JB sembla s'améliorer. Même ses dernières salves parurent légèrement molles, comme s'il les lançait plus par obligation que par profonde conviction,
Il gardait les rideaux fermés la plupart du temps, mais on pouvait les ouvrir tous d’un coup, et l’espace apparaissait alors comme un rectangle de pure lumière, le voile vous séparant du monde extérieur soudain d’une minceur incroyable. Il a souvent le sentiment que son appartement est un mensonge : celui-ci suggère que la personne qui y vit est quelqu’un d’ouvert, d’énergique, de généreux dans ses réponses, et, bien sûr, il n’est pas cette personne. Lispenard Street, avec ses alcôves, ses dédales obscurs et ses murs qui avaient été repeints de si nombreuses fois que l’on pouvait sentir les stries et les cloques, où les papillons et autres insectes s’étaient retrouvés entre les couches, constituait un reflet bien plus exact de qui il était.