Le 1.10.2022, Nassima Taleb présentait dans "Un livre un jour" (Radio Zinzine) l'ouvrage de Marcel Mauss et Henri Hubert Essai sur la nature et la fonction du sacrifice.
l'avare a toujours peur des cadeaux.
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Le resserrement des liens sociaux en hiver par la convivialité et le don, p. 134-135
Leur vie d'hiver, même pour les tribus les plus méridionales, est très différente de celle d'été. Les tribus ont une double morphologie : dispersées dès la fin du printemps, à la chasse, à la cueillette des racines et des baies succulentes des montagnes, à la pêche fluviale du saumon, dès l'hiver, elles se rencontrent dans ce qu'on appelle les "villes". Et c'est alors, pendant tout le temps de cette concentration, qu'elles se mettent dans un état de perpétuelle effervescence. Leur vie sociale y devient extrêmement intense, même plus intense que dans les congrégations de tribus qui peuvent se faire à l'été. Elle consiste en une sorte d'agitation perpétuelle. Ce sont des visites constantes de tribus à tribus entières, de clans à clans et de familles à familles. Ce sont des fêtes répétées, continues, souvent chacune elle-même très longue. À l'occasion de mariage, de rituels variés, de promotions, on dépense sans compter tout ce qui a été amassé pendant l'été et l'automne avec grande industrie sur une des côtes les plus riches du monde. Même la vie privée se passe ainsi ; on invite les gens de son clan : quand on a tué un phoque, quand on ouvre une caisse de baies ou de racines conservées ; on invite tout le monde quand échoue une baleine.
Orientations préférables pour la vie moderne, p. 225
Mais il ne suffit pas de constater le fait, il faut en déduire une pratique, un précepte de morale. [...]
D'abord, nous revenons, et il faut revenir, à des mœurs de "dépense noble". Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d'autres sociétés contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent - librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens. Les civilisations antiques - dont sortent les nôtres - avaient, les unes le jubilé, les autres les liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun), les dépenses obligatoires de l'édile et des personnages consulaires. On devra remonter à des lois de ce genre. Ensuite il faut plus de souci de l'individu, de sa vie, de sa santé, de son éducation - chose rentable d'ailleurs - de sa famille et de l'avenir de celle-ci. Il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de services, de location d'immeubles, de vente de denrées nécessaires. Et il faudra bien qu'on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de l'usure.
Voilà donc ce que l'on trouverait au bout de ces recherches. Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leur rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commencer, il fallut d'abord savoir poser les lances. C'est alors qu'on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et - surtout - d'individus à individus. C'est seulement ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. C'est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su - et c'est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s'opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C'est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité.
« Quand une science naturelle fait des progrès, elle ne les fait jamais que dans le sens du concret, et toujours dans le sens de l’inconnu. Or l’inconnu se trouve aux frontières des sciences, là où les professeurs « se mangent entre eux », comme dit Goethe [...]. C'est généralement dans ces domaines mal partagés que gisent les problèmes urgents » ("Les techniques du corps", p. 365)
Une partie considérable de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlés. Heureusement, tout n’est pas encore classés exclusivement en termes d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus de leur valeur vénale, si tant est qu’il y ait des valeurs qui soient seulement de ce genre. Nous n’avons pas qu’une morale de marchands. Il nous reste des gens et des classes qui ont encore les moeurs d’autrefois et nous nous y plions presque tous, au moins à certaines époques de l’année ou à certaines occasions.
Et pourtant le droit de propriété "in abstracto" n'existe pas. Ce qui existe, c'est le droit de propriété tel qu'il est ou était organisé, dans la France contemporaine ou dans la Rome antique, avec la multitude des principes qui le déterminent.
"p. 57 : les trois lois dominantes de la magie :"Ce sont les lois de contiguïté, de similarité, de contraste : les choses en contact sont ou restent unies, le semblable produit le semblable, le contraire agit sur le contraire."
La vie privée se passe ainsi :
on invite les gens de son clan, quand on a tué un phoque, quand on ouvre une caisse de baies ou de racines conservées ;
on invite tout le monde quand échoue une baleine.
Ce qu'ils échangent n'est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des foires, dont le marché n'est qu'un des moments, et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes du contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent.