Les Révérends de Slawomir Mrozek
J'avoue qu'au lieu de faire confiance aux institutions constitutionnelles, j'ai agi de mon propre chef.
Mais dévorer le reçu de la blanchisserie...
Il est de ces situations où la défense de la civilisation exige qu'on enfreigne les normes civilisées.
Oui, je sais, je n’étais pas le seul à t’aimer. Est-ce que j’étais jaloux ? Ceux qui t’aimaient étaient si nombreux qu’on ne pouvait pas parler de jalousie ; comment, en effet, être jaloux du monde entier ? […]
C’est de toi que vient toute ma force. Avant que je ne fasse ta connaissance, je n’étais rien. Rien pour les autres, rien pour moi-même. Mon amour pour toi me donnait de la force ; près de toi je me sentais fort, intelligent et beau. Presque beau. Ça te fait sourire ?
Je connais bien ton sourire. Si normal en apparence, et pourtant si mystérieux. Le sourire d’une créature qui ne regarde personne, alors que tout le monde la regarde, et qui pourtant ne voit que moi, alors qu’elle ne regarde absolument pas.
[En s'adressant au portrait de Staline]
MORIS. – J’imaginais que vous, un Européen, vous alliez avoir un sentiment de culpabilité en face d’un Polititikien. L’injustice envers des peuples conquis, les séquelles d’un passé colonial… vous comprenez.
MAGNUS. –Moi ? Un sentiment de culpabilité ? Moi ?
MAGNUS. – […] Tu refuses d’être un révolutionnaire déclaré, cela signifie que tu es un terroriste.
MORIS. – Mais monsieur, l’activité terroriste est illégale !
MAGNUS. – Tu t’infiltres, tu reconnais le terrain, puis tu déposes des bombes. C’est uniquement dans ce but que tu as accepté ce travail. Reconnais-le !
ANATOL. – On ne peut pas vivre que de pure négation. La vie, c’est de l’affirmation.
BARTODZIEJ. – De quoi ?
ANATOL. – De n’importe quoi.
BARTODZIEJ. – Et peu importe quoi ?
ANATOL. – Oui, peu importe. La vie ne pose pas de questions sur les abstractions et les idéaux.
MORIS. – Communiste, monsieur ? Parce que je viens de l’Est ? Ne soyez pas ridicule. Les communistes, vous pouvez les rencontrer à Genève, mais pas à Bereznica Wyzna. Nous sommes trop pauvres pour pouvoir nous permettre ce luxe. Je ne suis pas un communiste mais un snob.
MAGNUS
Et … monsieur Lefebre n'est-il pas là ?
MORIS
Monsieur Lefevre ne travaille pas aujourd’hui.
MAGNUS
Pourquoi ?
MORIS
Il est mort ce matin.
( Un temps . Magnus vide son verre )
MAGNUS
Et toi , tu le remplaces ?
MORIS
C'est ça .
MAGNUS
Comment t'appelles - tu ?
MORIS
Moris .
MAGNUS
Je ne t'ai jamais vu ici.
MORIS
Je travaillais à l'Excelsior.
MAGNUS
A l'Excelsior ?
MORIS
Comme liftier.
MAGNUS
A l'Excelsior tout de même .
…
MAGNUS
Moris , tu es avant tout un hypocrite.
MORIS
Moi ?
MAGNUS
Tu fais semblant d'être touché par la mort de Monsieur Lefevre, mais au fond, tu es ravi, sa mort profite à ta carrière.
MORIS
Ce n'est qu'un malheureux concours de circonstances.
MAGNUS
Je commence à en douter. Tu n'es peut - être qu'un simple meurtrier. Tu as tué Monsieur Lefevre.
MORIS
Cela ne peut être prouvé, Monsieur.
MAGNUS
Non . Mais que tu sois un hypocrite, si.
MORIS
Mais Monsieur !
MAGNUS
C'est un compliment.
MORIS
Difficile à croire, Monsieur
MAGNUS
Mais si ! Dans le métier de domestique l'hypocrisie est une qualité primordiale. Tu dois faire semblant de trouver sympathique chaque personne que tu sers. Tu dois faire semblant de trouver tout le monde sympathique d'une manière égale et sans exception. Plus tu fais semblant mieux tu sers. Tu es un excellent domestique — n'est - ce pas ?
MORIS
Je fais de mon mieux, Monsieur.
MAGNUS
Moi, par exemple, je suis aussi sympathique que les autres n'est - ce pas ?
MORIS
Mais non, vous Monsieur , vous êtes particulièrement sympathique.
MAGNUS
Ce n'est pas chrétien, Moris. Un bon chrétien doit aimer tout le monde de la même manière. Dis plutôt : tout le monde est particulièrement sympathique. Apprends Moris ! tu n'es pas un cannibale ?
MORIS
Je ne le suis plus, Monsieur.
EXPÉRIENCE
Autrefois, j'aimais être assis sur mon balcon et observer la vie. Celle-ci m’intéressait.
Jusqu’au jour où j’aperçus un passant qui boitait. De la jambe droite. Ce sont des choses qui arrivent.
Au bout d’une heure, je le revis qui venait en sens inverse. Il continuait à boiter, mais cette fois de la jambe gauche. Ce sont des choses qui n’arrivent pas souvent.
Lorsque, peu de temps après, je le vis passer sous mon balcon pour la troisième fois, boitant de nouveau de la jambe droite, je commençai à être étonné.
Lorsqu’il repassa en boitant de la jambe gauche, je n‘y tins plus. Je sortis dans la rue en courant, le rattrapai et lui demandai poliment :
– Excusez-moi de vous importuner, mais je vous observe et je ne vous comprends pas. Pourquoi boitez-vous une fois de la jambe droite, une fois de la jambe gauche ?
– Moi ? C’est impossible.
– Mais enfin, j’ai vu.
– Vous m’avez vu, moi ?
– J’ai tout de même des yeux.
– Quand m’avez-vous vu ?
– Pour la dernière fois, il y a environ une demi-heure.
– Et où est-ce que j'allais?
– Là-bas...
Et je lui indiquai la direction d’où il était venu.
– Ça y est, je l’ai ! s’écria-t-il, et il repartit dans cette direction en boitant.
Je restai là dans la rue quelques instants à méditer sur ce mystère de la vie. je m’apprêtais à rentrer chez moi lorsque le boiteux surgit du côté où il avait disparu, boitant cette fois de la jambe droite. Oui, de la droite, le doute n’était pas permis, et plus de la gauche. Une fois encore de la droite. Et il passa près de moi comme si de rien n’était, comme s’il ne me connaissait pas, comme si nous n’avions pas discuté un instant auparavant.
C'en était trop. Je lui tombai dessus et le saisis par le bras.
– Ah, non alors! Cette fois, vous ne vous en tirerez pas comme ça ! Pourquoi vous remettez ça avec la droite maintenant ? Et puis, qu’est-ce que tout ça veut dire ?
– Lâchez-moi ou j’appelle la police l
– Eh bien, oui, mais faites donc ! Je suis membre de la société, or la société a droit à l’information ! Je vous traînerai en justice ! Il faut de la transparence, et si vous refusez de me dire ce qui se passe vraiment, je deviendrai fou et vous serez tenu pour responsable ! Vous devrez couvrir les frais de soins médicaux ! Vous devrez répondre devant la société !
– Calmez-vous. Il y a de fortes chances pour vous ayez aperçu mon frère jumeau. On n’arrive pas à faire la différence entre nous et nous avons le même caractère. Nous nous sommes querellés ce matin, il m'a donné un coup de pied et m'a blessé à la jambe droite, alors moi aussi je lui ai donné un coup de pied et je l'ai blessé à la gauche. Ensuite je suis rentré chez moi prendre une hachette – ce disant, il sortit de sous son bras une belle hache, me la montra et la remit sous son bras –, et maintenant je le cherche, parce que nous n’avons pas terminé notre discussion. Mais je n’arrive pas à le trouver, parce que de toute évidence lui aussi me cherche, et nous n’arrêtons pas de nous croiser. Où est-ce qu’il a pu aller?
– Là d’où vous venez.
– Je vous remercie infiniment.
Et il repartit.
Moi aussi, je repartis, mais chez moi. Et plus sur le balcon désormais. Maintenant je suis assis dans ma cuisine, car plus rien ne m'intéresse spécialement. La vie est toute simple ; c’est seulement mon imagination qui la complique inutilement.
L'amour pourrait me sauver. Si un souvenir effacé a suffi pour que je sois devant toi, que ne ferait l'amour ? Il m'aimerait. Donne-moi ton amour et je ressusciterai. il suffit que tu m'aimes.
BARTODZIEJ. – Vous voulez que je fasse une saloperie mais qu’ensuite je me sente bien ? On assassine d’abord quelqu’un, son propre père par exemple, on viole sa propre mère, ou bien je ne sais quoi encore, mais ensuite on doit se sentir l’âme en paix, comme si rien ne s’était jamais passé ? […] Je ne suis pas encore salaud au point de ne pas me sentir salaud.