Je me souviens de ma première chasse. Les champs de sarrasin rougeoyaient, des fils de la vierge tombaient des arbres, la forêt était silencieuse. Je me tenais sur une lisière, près d'un chemin raviné par la pluie. Parfois, un murmure de bouleaux, un vol de feuilles jaunes. J'attendais. Soudain l'herbe eut une ondulation inhabituelle. Des buissons, telle une pelote grise, un lièvre déboula et se dressa prudemment sur les pattes arrière, regardant autour de lui. Tremblant, je levai mon fusil. Un écho roula dans la forêt, une fumée bleue se dissipa entre les bouleaux. Le lièvre blessé se tordait dans l'herbe brunie par le sang. Il criait, de ces cris aigus mêlés de pleurs qu'ont les enfants. J'eus pitié de lui. Je tirais encore un coup. Il se tut.
De retour à la maison je l'oubliai tout de suite. Comme s'il n'avait jamais existé, comme si je ne lui avais pas ôté le plus précieux -- la vie. Et je me demande : Pourquoi ai-je éprouvé de la douleur quand il criait ? Et pourquoi n'en ai-je pas éprouvé de l'avoir tué par amusement ? p 39
Je m'en souviens : j'étais dans le Grand Nord, au-delà du cercle polaire, dans un village de pêcheurs norvégiens. Pas d'arbres ni de buissons, pas même d'herbe. Des rochers nus, un ciel gris, l'océan gris et nébuleux. Les pêcheurs en cirés tirent leurs filets mouillés. Il y a une odeur de poisson et d'huile de foie de morue. Tout m'est étranger. Le ciel, les rochers, l'huile, tous ces hommes, leur langue étrange. Je me perdais. Je devenais étranger à moi-même.
Et aujourd'hui aussi, tout m'est étranger. (...)
Le ciel vespéral s'assombrit, les nuages nocturnes s'amoncellent. C'est demain notre jour. Tranchante comme l'acier, une pensée nette surgit. Celle de l'assassinat. Il n'y a pas d'amour, pas de monde, pas de vie. Il n'y a que la mort. La mort comme couronnement et la mort comme couronne d'épines. p 115
Je suis habitué à la clandestinité, à la solitude. Je ne veux pas connaître l'avenir. Je m'efforce d'oublier le passé. Je n'ai ni patrie, ni famille, ni nom. Je me dis :
Un grand sommeil noir
Tombe sur ma vie :
Dormez, tout espoir,
Dormez, toute envie ! (p. 37)
Heureux celui qui croit à la résurrection du Christ, à celle de Lazare. Heureux aussi celui qui croit au socialisme et au paradis terrestre. Mais ces vieux contes me font sourire, et trente arpents de terre en partage ne me séduisent pas. J'ai dit que je ne voulais pas être esclave. (p. 38)
Un titre que l'on évoque entre initiés, que l'on ne cite qu'entre connaisseurs et qui mérite pourtant d'être lu de tout un chacun, tant les questions qu'il soulève sont cruciales et éternelles. Tant elles dépassent les frontières de cet immense pays qui fut à bien des égards le laboratoire du communisme. Tant le dilemme d'une légitime violence dans le combat contre l'arbitraire reste universel.
Je ne sais pas pourquoi il est interdit de tuer. Et je ne comprendrai jamais pourquoi il est bien de tuer au nom de la liberté, et mal au nom de l'autocratie. (p. 34)
Nous nous taisons tous.
Des rails fins courent sur le remblai. Les poteaux télégraphiques s’en vont vers l’horizon. Tout est calme. Seuls les fils bourdonnent.
– Écoute, dit Vania, voilà à quoi j’ai pensé. Il est facile de se tromper. La bombe pèse quatre kilos. En la lançant à bout de bras, on n’est pas sûr de bien viser. Si on touche la roue arrière, il en réchappera. Rappelle-toi le 1er mars, Ryssakov.
Heinrich s’agite :
– Oui, oui… Comment faire ?
Fiodor écoute attentivement. Vania dit :
– Le meilleur moyen, c’est de se jeter sous les pattes des chevaux.
– Et alors ?
– Et alors, la voiture et les chevaux sauteront sûrement.
– Et toi avec.
– Et moi avec.
Fiodor hausse les épaules avec dédain :
– Pas besoin de ça. On l’aura simplement. Il suffit de courir vers la portière et de jeter la bombe par la vitre. Et c’en sera fait.
Je les regarde. Fiodor est couché sur le dos dans l’herbe, et le soleil brûle ses joues basanées. Il cligne des yeux : le printemps le réjouit. Vania est pâle, son regard pensif se perd dans le lointain. Heinrich fait les cent pas et fume avec acharnement. Au-dessus de nous, le ciel est bleu.
Encore une mort. J'ai tué un homme... Jusqu'alors, j'avais une justification : je tuais au nom de la terreur, pour la révolution. Ceux qui coulaient les Japonais le savaient comme moi : la mort est nécessaire pour la Russie. Mais voilà que j'ai tué pour moi. J'ai voulu, et j'ai tué. Qui est juge ? Qui me condamnera ? Qui me justifiera ? Mes juges me font rire, leurs verdicts sévères me font rire. Qui viendra à moi et me dira avec foi :"Il est interdit de tuer, ne tue pas." Qui osera me jeter la pierre ? Il n'y a pas de bornes, pas de différence. Pourquoi tuer pour la terreur est bien, tuer pour la patrie est nécessaire, tuer pour soi est impossible ? Qui me répondra ?
Churchill, qui rencontra Savinkov en 1921, loua l'"implacable franchise" du Cheval Blême, et fit le panégyrique de son auteur dans sa galerie des Grands contemporains (1938) :"Malgré les malheurs qu'il a éprouvés les dangers qu'il a surmontés, les crimes qu'il a commis, il a manifesté la sagesse d'un homme d'Etat, le talent d'un général d'armée, le courage d'un héros, l'endurance d'un martyr."
Préface.
Écoute : de fait, si tu aimes beaucoup – véritablement – il est alors possible de tuer. On le peut bien, n’est-ce pas ?
Je dis :
– On peut toujours tuer.
– Non, pas toujours. Tuer est un péché grave. Mais souviens-toi : il n’y a pas de plus grand amour que de donner son âme pour ses amis. Pas sa vie, son âme. Comprends-le : il faut prendre sur soi le supplice de la croix, il faut être résolu à tout par amour, pour l’amour. Mais obligatoirement par amour et pour l’amour. Sinon, nous retrouvons Smerdiakov, le chemin vers Smerdiakov. Je vis. Pour quoi ? Peut-être pour l’heure de ma mort. Je prie : « Seigneur, donne-moi la mort au nom de l’amour. » On ne peut certes pas prier pour un assassinat. Et une fois que tu as tué, tu ne vas pas aller prier… Je le sais bien : il y a peu d’amour en moi, lourde est ma croix. Ne souris pas, reprend-il au bout d’un instant, pourquoi te moques-tu, et de quoi ? Je prononce des paroles divines, et tu vas prétendre que c’est du délire. Tu vas le dire, hein, tu vas le dire que c’est du délire ?
Je me tais.