Ognianov s'arrachait les cheveux de désespoir.
- C'en est fait, oui c'en est fait de la Bulgarie ! disait-il en contemplant les flammes ; voilà tout le fruit de nos efforts héroïques. Ainsi ont sombré nos fières espérances : dans le sang et dans les flammes ! Dieu du ciel !
Il n'en revenait pas encore de ce qu'il venait de voir. Il avait vécu cinquante ans ; il se rappelait du temps où il était défendu à un Bulgare de porter du vert, où tout Bulgare devait descendre de cheval chaque fois qu'il rencontrait un Turc ; lui-même avait vu, vécu, subi, digéré tant d'humiliations que maintenant il n'en croyait pas ses yeux : il avait vu au milieu de la fête, devant mille spectateurs, un Turc descendre de son cheval sur ordre d'un Bulgare, boiteux et saoul, et ce Turc oublier son arme et sa qualité d'Osmanli et se prêter, comme une bête, pour que Bezportev monte sur son dos et se fasse porter aux yeux de tous.
Pendant la nuit entière ils avaient erré à l’aventure dans la forêt profonde, et exténués de fatigue, mourant de faim et à bout de forces, ils s’étaient endormis, non loin de Tchelopiek, sans se rendre compte que l’ennemi avait éventé leur retraite.
Une balle égarée avait abattu par hasard le vaillant Pera. Aucune autre victime ne se trouva là.
Pourtant, lorsque les Tcherkesses pénétrèrent dans la cabane, ils y trouvèrent un homme inanimé.
Un sourire bizarre effleurait la figure de l'idiot. Dans ce regard privé de raison on lisait l'amitié, la peur et l'admiration que la présence de Boïtcho soulevait dans l'âme de Mountcho. Quelques années auparavant, Mountcho avait blasphémé Mahomet devant un caporal turc qui l'avait battu presque à le tuer. Depuis lors il n'avait gardé dans sa conscience assombrie qu'un seul sentiment : une rancune démoniaque contre les Turcs. Témoin involontaire du meurtre des deux Turcs dans le moulin et de leur enfouissement dans la fosse, il avait conçu pour Ognianov un sentiment d'admiration et de vénération infinies.
L’Isker, en ce lieu, s’échappe des gorges étroites, et se répand en large nappe, continuant sa course rapide, entre deux rives peu élevées.
Le canot s’en allait au fil de l’eau, n’obéissant pas à la rame inexperte de la vieille paysanne, et dépassant d’un grand bond le lieu de débarquement.
Ilitza n’employait ses efforts qu’à éviter la rive dont elle venait de s’éloigner. Un courant plus fort repoussa enfin le canot sur la rive opposée, et après une lutte désespérée, la vieille femme réussi à enfin de gagner la terre ferme.