Portrait de son père et récit des faits marquants de sa vie, description de leurs relations.. Très bel "hommage" (je suppose qu'Ernaux réfuterait ce terme) non hagiographique, respectueux, touchant.
Qu'Annie Ernaux soit d'un milieu modeste (petit café-épicerie populaire) est connu. La description et l'analyse de la vie de ce milieu et de sa vie dans ce milieu constitue la principale motivation et matière de son œuvre. Le milieu dont son père était issu était encore plus "modeste", comme on dit joliment et pudiquement. On peut parler de pauvreté, voire de misère (ouvrier agricole en Normandie). Le texte est donc aussi un document sociologique précieux.
Essentiels aussi les quelques passages où A. Ernaux parle de son projet et de sa méthode, ses difficultés et choix d'écrivaine :
" Par la suite, j'ai commencé un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégoût au milieu du récit.
Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d'«émouvant». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L'écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j'utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles."
" J'écris lentement. En m'efforçant de révéler la trame significative d'une vie dans un ensemble de faits et de choix, j'ai l'impression de perdre au fur et à mesure la figure particulière de mon père. L'épure tend à prendre toute la place, l'idée à courir toute seule. Si au contraire je laisse glisser les images du souvenir, je le revois tel qu'il était, son rire, sa démarche, il me conduit par la main à la foire et les manèges me terrifient, tous les signes d'une condition partagée avec d'autres me deviennent indifférents. A chaque fois je m'arrache du piège de l'individuel.
Naturellement, aucun bonheur d'écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir dune complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j'ai vécu aussi. Et l'on n'y prenait jamais un mot pour un autre."
Plus loin il y a 2 autres passages-clefs pour comprendre et apprécier la démarche d'Annie Ernaux :
" Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d'un monde considéré comme inférieur, et la dénonciation de l'aliénation qui l'accompagne [..] je voudrais dire à la fois le bonheur et l'aliénation. Impression, bien plutôt, de tanguer d'un bord à l'autre de cette contradiction."
Enfin, quelques pages avant la fin, une réponse à une question que je me posais : comment fait-elle pour réussir à dire autant de choses précises d'un passé qui remonte parfois à un temps de l'enfance dont on a en général que des bribes floues de souvenirs confus ? Une mémoire exceptionnelle ? :
" J'ai mis beaucoup de temps parce qu'il ne m'était pas aussi facile de ramener au jour des faits oubliés que d'inventer. La mémoire résiste. Je ne pouvais pas compter sur la réminiscence [..] C'est dans la manière dont les gens s'assoient et s'ennuient dans les salles d'attente, interpellent leurs enfants, font au revoir sur les quais de gare que j'ai cherché la figure de mon père. J'ai retrouvé dans des êtres anonymes rencontrés n'importe où, porteurs à leur insu de signes de force ou d'humiliation, la réalité oubliée de sa condition."
Ouf ! Voici donc les clefs essentielles de son travail.
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Il ne serait pas aberrant de tenir "Le Malentendu" comme une réécriture camusienne de la parabole du fils prodigue relatée dans l'évangile selon Luc. Dans le texte original, le fils cadet quitte son frère aîné et son père pour aller courir le monde et dilapider son avance sur héritage en jeux d'argent et en filles de joie. Ruiné et honteux, il retourne dans sa ferme familiale pour implorer son père de bien vouloir l'employer comme ouvrier ; au lieu de ça, il est réhabilité avec les honneurs et bénéficie immédiatement de l'amour inconditionnel du vieil homme trop heureux de retrouver son fils qu'il croyait mort. Dans le même temps, son frère, jaloux et se sentant outragé par ce qu'il estime être un amour injuste et immérité, proteste avec toute la force dont le ressentiment est capable.
Alors que cette parabole est couramment interprétée comme une illustration de la grâce de Dieu qui réintègre le pécheur repentant dans Son alliance tout en condamnant le légalisme hypocrite des pharisiens, le texte de Camus, lui, s'achève sur la note désespérée caractéristique des penseurs de l'absurde.
Jan est un riche voyageur qui a fait fortune en Afrique — peut-être dans l'Algérie chère à Camus — et qui décide de retourner en Europe pour se présenter devant sa mère et sa soeur Martha qu'il a abandonné des années plus tôt pour poursuivre son rêve de gloire. Les deux femmes, elles, tiennent une auberge dans laquelle elles ont pour habitude d'assassiner les plus riches de leur clients dans l'espoir de réunir assez de fonds pour partir vivre dans un pays chaud. Quand Jan vient frapper à leur porte, elles ne le reconnaissent pas.
Alors qu'il venait leur offrir la vie dont elles rêvaient — faite de « roses jaunes » qui « éclosent par millier au-dessus des murs blancs » d'une ville qu'on imagine si étincelante qu'elle ne semble pas de ce monde — il est identifié comme une vulgaire ressource tout juste bonne à être exploitée : un nouveau pigeon que le crime s'apprête à déplumer. C'est là que réside tout le malentendu qui donne son nom à la pièce. Dans un geste meurtrier, la mère tuera son propre fils avant de le reconnaître, de la même façon qu'Oedipe assassinait son père faute de l'avoir correctement identifié. La première se suicidera par chagrin tandis que le second se crèvera les yeux comme pour attester de ce qu'il ne méritait pas ces organes de la vue qu'il n'a pas su utiliser pour reconnaître l'homme qui lui avait donné la vie et qu'il recherchait dans toute la Grèce.
On retrouve le motif littéraire du bienfaiteur méconnaissable dans la nouvelle de Dino Buzzati intitulée "Le K" où Stefano, un jeune marin victime d'une malédiction, consacre sa vie entière à fuir un squale mythique qui veut sa mort avant de découvrir, trop tard, que l'animal ne le poursuivait que pour lui offrir la vie éternelle. Ici aussi, le présent de Jan peut s'apparenter à une tentative divine de réconciliation. L'argent et l'opportunité de partir vivre en Afrique qu'il vient apporter à sa famille à la condition qu'elle parvienne à le reconnaître n'est pas sans rappeler le jardin d'Éden dont l'humanité a été chassée et qu'elle ne peut reconquérir qu'à la condition de reconnaître comme son sauveur le Christ ressuscité. Là où ce double mouvement de chute puis d'ascension est parfaitement retranscrit dans le diptyque de John Milton "Le Paradis perdu" et "Le Paradis retrouvé", "Le Malentendu", lui, propose une fin moins heureuse. Martha, outragée de ce que sa mère se soit tuée sans attendre par amour pour son fils défunt, rejette l'unique occasion de repentance qui se présente à elle en la personne de Maria, l'épouse inquiète de Jan venu retrouver son mari. Maria est accueillie froidement et Martha décide de la traiter cruellement avant de partir rejoindre sa mère dans la mort. Désespérée, la jeune veuve pleure à genoux en priant le ciel de l'aider. Aussitôt se présente le vieux domestique de l'hôtel, serviteur fidèle et témoin muet des crimes des deux propriétaires. Devant la détresse de la jeune femme qui lui demande de l'aide, ce personnage resté silencieux durant toute la pièce va donner son unique réplique qui sonnera comme le claquement sinistre d'un fouet. « Non ! », hurle-t-il à Maria agenouillée devant lui et la pièce s'achève sur ce personnage cruel comme un diable victorieux. Juste avant le baisser de rideau, la sentence tombe sur l'espoir de l'humanité comme la foudre frappait l'héroïne De Sade dans les dernières pages de "Justine ou les Malheurs de la vertu".
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J'ai adooooré cette lecture ! J'ai surligné plein d'extraits magnifiques remplis de vérités si joliment écrites ! Un homme, Georges Duroy use de ses charmes au près des femmes influentes pour se faire un nom dans la haute société ... Et ça marche ! Cette plume me parle beaucoup plus que celle d'Emile Zola dans Pot-Bouille ... C'est beaucoup plus élégant et du coup cela me semble plus réaliste ! La lâcheté des hommes si "brute de pomme" chez Zola est sublimement décrite dans ce livre ... ça change tout !! Et pourtant les 2 auteurs veulent dire la même chose !
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