| Annickiefer le 20 avril 2018
TON PERE VEUT ME TUER
- Ton père veut me tuer. La voix de ma mère est dure comme une terre sèche dont la poussière est soulevée par des bourrasques de colère, particules que je me prends en pleine figure depuis quelque temps. Je plisse alors les yeux, ne reconnais plus, au travers de mes larmes, la maman si douce, parfois drôle, qui taquinait son homme gentiment pour dissimuler ses frustrations. Lorsqu’il partait durant des jours et qu’il lui offrait, pour pardonner son absence, une poupée en habits folkloriques de la région où son travail l’avait conduit, elle lui disait, l’air moqueur, qu’elle aurait bien aimé qu’il lui ramène celle en dessous érotiques avec laquelle il jouait chaque soir. C’est une boutade, se défendait-elle sous nos regards intrigués, ma sœur et moi ne sachant pas si c’était du lard ou vraiment du cochon. Je rougissais d’imaginer mon père avec une autre femme. Honteuse, je fuyais le regard gêné de mon père qui regagnait, dès que possible, le refuge de son atelier, un sourire crispé sur son visage. Maman riait, mais quand l’ambiance était pesante après ses remarques, elle se justifiait en reprenant l’adage : qui aime bien châtie bien. - Il a voulu me pousser dans l’escalier ce matin ! Il veut ma mort !
Maman parle pour elle-même, assise à la table de la cuisine. Debout face à la fenêtre, je lui tourne le dos et observe mon père en train de butter les pommes de terre dans son potager quadrillé comme une page de cahier. Tout à sa place, droit de la graine jusqu’au ciel. Papa a tracé son jardin comme sa vie : sans virages irréfléchis ni marches malheureuses. La vie sur les bons rails, comme il le rappelait lors des repas de famille, ce qui amusait l’assemblée, laquelle ne manquait jamais de faire le parallèle avec son métier.
Papa conduisait des trains. Il prenait son poste aux aurores, souvent en pleine nuit, et passait souvent plusieurs jours sans rentrer, sans même donner de nouvelles. Il a une femme dans toutes les gares, se plaignait parfois maman, pour enchaîner d’un ton mutin face à mon inquiétude, « gare à ton père, je m’en vais lui botter son arrière-train, moi ! ». Elle agitait l’index sous mon nez retroussé en feignant le courroux et nous éclations toutes deux de rire, les mains enfarinées et le cœur léger. Du moins le mien. Car je surprenais souvent le regard préoccupé de maman lorsqu’elle se croyait seule, ses parenthèses de sourire qui, sur son visage clos, faisaient deux traits d’exclamation. Ma mère était-elle malheureuse ? L’enfant que j’étais alors évacuait ce soupçon pour participer librement aux jeux de l’existence. L’adulte que je suis aujourd’hui admet que c’était pour l’enfant une question de survie. Après tout, ma mère avait choisi cet homme discret et effacé qui se consacrait avant tout à son travail. Il n’en ramenait que des silences, et ces souvenirs en plastique rose bonbon qui encombrent les étagères, la poussière prisonnière de leurs plis amidonnés depuis que maman délaisse son intérieur. Jadis fée du logis, cette dernière traîne désormais dans ses habits de nuit à longueur de journée, ses cheveux hirsutes dissimulant son masque de sorcière. La mine sombre, le regard fixe lorsqu’il n’est pas tourné vers elle-même, elle se pose à sa table et, de sa main tavelée, repousse des miettes imaginaires sur la toile cirée.
- Tu crois le connaître, mais ton père n’est pas celui que tu crois.
Excédée par son insistance, je me retourne vivement et, parce que j’ai mal à chaque fois que mon père est attaqué, demande d’un ton hargneux ce qu’elle insinue encore. Les joues tombantes dans un pli amer, les cernes comme des coussins pour ses yeux décolorés, l’âge agrippé à la peau comme contre une paroi de stuc raviné, elle poursuit d’une voix monocorde : - Non, ton père n’est pas celui que tu crois. Ton père ment comme il respire. Ce que j’éprouve alors monte de mes tripes, me saisit à la gorge. Je sens la rage au bout de chaque doigt, l’envie de la saisir et de l’étriper, de la prendre au col de sa robe de chambre ornée de médailles de sauce tomate ou de moutarde qui me monte au nez. De la secouer, la secouer jusqu’à ce qu’en tombent les fruits acides de ses rancunes. Depuis le temps que ça dure ! Depuis le temps que cette femme, insidieusement, a pris la place de ma maman, de l’épouse ! Depuis le temps ! Je n’en peux plus ! Papa n’en peut plus ! Les allusions graveleuses, les critiques acerbes, les reproches incessants lui sont constamment renvoyés, comme s’il s’agissait pour elle de régler ses comptes avec ses propres renoncements. Elle m’avait dit un jour qu’elle ne regrettait rien, qu’elle aimait mon père et cela malgré ses absences et son caractère taciturne. C’est vrai, papa ne sait pas partager ses ressentis, ne s’appesantit jamais sur ses états d’âme, n’aligne trois mots que pour contester une facture ou parler de la pluie ou du beau temps avec les voisins. Mais elle l’avait choisi, lui, le simple mécanicien, le petit employé de la SNCF qui, grâce aux cours du soir, put enfin réaliser son rêve : conduire des trains. - J’vois pas en quoi papa aurait menti, ai-je enfin répondu en suivant à nouveau les gestes méticuleux de mon père, penché au-dessus de ses plants de tomates comme un nuage. Il a travaillé à la SNCF toute sa vie, il a mérité une retraite tranquille et toi, toi, tu lui empoisonnes la vie ! J’ai susurré ces derniers mots. Malgré le mal qu’elle nous fait, maman ne les mérite pas : elle est malade, ce n’est plus elle qui parle ! C’est ce mal larvé, rampant qui s’est insinué dans son esprit et qui dévore chaque once de matière grise. - Ton père est un agent… - De la SNCF, je sais ! l’ai-je interrompue, le ton véhément. Le rire aigre de ma mère monte comme venu d’une grotte. - Que tu crois ! Maman a soulevé sa masse branlante, les poings posés sur la table. Je l’entends qui approche, sens déjà son haleine de médicaments dilués dans l’alcool, ou inversement. Une pulsion me plaque contre la porte-fenêtre, j’en tourne la clé pour m’enfuir. Mais elle est déjà sur moi, parle dans ma nuque, et ce qu’elle me confie, au comble de sa folie, met un point final à mes doutes : cette femme a perdu la tête, à me parler d’agent secret, à prétendre que papa travaillait pour la Nation, et que, sous chaque jupe rêche de danseuses locales, se cachaient des microfilms ou des messages secrets. - Tu ne me crois pas ? C’est pour ça qu’il a voulu me pousser dans les escaliers, ce matin. Il sait que je sais ! Je refuse d’en entendre davantage, me précipite dans le jardin. Papa ne lève pas la tête, continue consciencieusement son travail de désherbage au pied des tomates. Je me tiens plantée à ses côtés, raide comme un tuteur, à calmer en moi la tempête, cette lame de fond du passé revenue à la surface, sur laquelle je surfe depuis des mois sans apprendre l’équilibre. - Comment tu la trouves aujourd’hui ? demande-t-il enfin. - Comme d’hab : dans ses délires. Voilà qu’elle prétend que tu as voulu la tuer. Mon père me jette un regard incrédule : - La tuer ? - Ouais, dans l’escalier ce matin. - Ah ! Ça ! Il n’en dit pas davantage. À sa voix, se confirment les poussées paranoïaques de maman, qui interprète une présence comme étant nuisible ou une aide forcément perverse. - Elle a eu un malaise, je l’ai rattrapée, c’est tout ! reprend mon père tout en jetant les mauvaises herbes dans un seau. - Elle dit aussi que tu as été un agent secret, dis-je en exagérant mon rire. Jusqu’où ça va ! - Oui ! C’est terrible, cette maladie ! conclut mon père en se levant. J’ai le temps de voir son visage contrarié avant qu’il ne s’éloigne vers le cabanon. Étrangement, les propos ubuesques de ma mère ne l’ont pas étonné. Il prend cela comme une absurdité de plus dans son monde qui vacille. Mais quand même ! Un sentiment de gêne, de doute, s’insinue en moi tandis que je retourne dans la maison. Maman a repris sa place en bout de table, le dos voûté et le regard absent, preuve qu’elle est vacante à elle-même pour un long moment. Je vais dans le salon. Le long du mur, les étagères où s’alignent les poupées dans leurs dentelles durcies et leurs couleurs comme un drapeau, sont blanches de poussière. Prise par je ne sais quelle frénésie, me voilà à les soulever une à une, à les retourner comme un sablier dans l’espoir de connaître les dessous de l’histoire. Je connais mon père. Je sais sa réaction lorsque la vérité frôle sa pudeur. Je pense qu’il est facile de tout mettre sur le dos de la maladie. Cela n’a pas de sens ! Je deviens folle moi aussi. - Tu es toujours de son côté, hein ? Adossée au chambranle de la porte de la cuisine, ma mère me gratifie de son air soupçonneux. Elle lève son regard chassieux vers l‘horloge accrochée au linteau de la cheminée et écarquille les yeux : - C’est presque l’heure ! Son chef va bientôt appeler. - Qui ça ? - Le chef de la DG je ne sais pas quoi. Il téléphone tous les jours, et ton père accourt comme un chien. Il me croit trop folle pour comprendre ce qu’il dit, mais moi, je l’entends : il dit oui, non, pas aujourd’hui, je vais réfléchir, comme s’il avait peur. Depuis qu’il est à la retraite, ton père est une poule mouillée. - Arrête ! Ma mère ne tient pas compte de mon ordre et, agitée comme en mode essorage, se rapproche de moi, la bouche grande ouverte sur des dents encombrées de reliquats de nourriture. - Son chef le relance pour qu’il reparte en mission, j’en suis sûre, ou bien, c’est pour savoir s’il s’est enfin débarrassé de sa bonne femme. Je suis sûre qu’il complote quelque chose ! - Comment peux-tu dire des choses pareilles ? Ma rage m’aveugle. J’en oublie que je subis les délires d’une malade mentale. Je la frôle pour quitter le salon quand retentit, dans le corridor, la sonnerie du téléphone. Ma mère arbore une mimique satisfaite, met un index sur la bouche pour m’incite
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