| Annickiefer le 25 octobre 2018 HOLE ou la théorie du chaos
- Alors ! Qu’est-ce que tu deviens ?
Adrien s’est penché au-dessus de la minuscule table pour que je l’entende par-dessus le brouhaha des conversations. Le café est bondé de trentenaires tirés à quatre épingles, propres sur eux, qui profitent de l’after-work pour se détendre. Je me sens mal à l’aise dans mes habits froissés sentant la sueur. J’enlève ma veste que je plie soigneusement pour que disparaisse le mot « sécurité ».
- Alors, dis-moi ! Depuis le temps…
Sans attendre ma réponse, Adrien commande d’une voix autoritaire deux cognacs. Toujours la même assurance qui ne s’encombre pas de politesse, avec cependant moins de fragilité dans le ton, plus de gris dans ses yeux clairs bercés de rides blanches striant son teint hâlé. Il doit sourire en vacances, ce type, ai-je songé, et comme il ne doit pas bosser des masses… Adrien n’a pas changé d’une taille : grand et svelte, d’allure sportive, il porte des cheveux longs et une barbe soigneusement circonscrite sur un visage étroit au menton fier, sans un double pour le ridiculiser. Je l’observe en douce, caressant machinalement la graisse sous mon bouc, le ventre rentré sous peine de comparaison.
- Si je m’attendais à te voir là ! dit-il une fois la serveuse partie.
Et moi donc ! Si mon chef m’avait prévenu de l’identité de la personne dont il fallait assurer la sécurité, je ne pense pas que je serais là maintenant, dans ce bar high-tech, face à ce type que je n’ai pas revu, en vrai, depuis plus de vingt ans. J’ai été gêné quand il m’a reconnu tout à l’heure, et sidéré qu’il m’invite à boire un verre. Flatté de l’intérêt que portait l’homme public à un de ses employés, mon patron a insisté pour que j’accepte l’invitation. Je n’ai guère eu le choix, et en suis encore à ruminer ma déconvenue tandis qu’Adrien, toujours satisfait de lui-même, se met à me conter sa vie.
Je l’écoute à peine. Je la connais par cœur, sa vie, depuis qu’on s’est perdus de vue, non pas que je la suive de près, mais il suffit d’allumer la télévision ou de lire un magazine pour découvrir son sourire enjôleur qui en a tant fait succomber. Trois épouses, la dernière fiancée tout juste majeure, toutes belles comme des œuvres d’art qu’il collectionne par ailleurs. Il est désormais tellement riche qu’il ne sait plus comment dépenser son fric, ce qui ne l’empêche pas d’avoir le fisc sur le dos. Évoquer ce dernier sujet l’a brusquement abattu. Il lève vers moi un regard désabusé avant de finir son verre et de claquer des doigts à l’égard de la serveuse.
- Et toi ? Vas-y, raconte ! Adrien s’énerverait presque. Est-ce d’attendre la boisson ?
Ça me revient maintenant. Hole ! On le surnommait Hole à l’époque, parce qu’il picolait comme un trou. J’avais fait sa connaissance à un festival de musique bretonne. Il sortait alors avec une belle blonde aux vêtements transparents qui en faisait bander plus d’un.
Dans cette foule, nous ne nous serions sans doute jamais parlé si, lors d’une danse où nous étions tous alignés, les petits doigts entrelacés, on n’avait pas formé un cercle. Moi à un bout, lui à un autre, nos auriculaires finirent par s’imbriquer, à mon grand dam, dans la mesure où il faisait écran à la charmante blonde dans ma ligne de mire. A la fin de la danse, mes potes et moi sommes restés collés à la fille, la langue pendante, devant du même coup supporter cet échalas cynique aux allures de dandy. On voyait tout de suite qu’il avait la classe, qu’il n’était pas du même milieu, avec son écharpe en laine tissée esthétiquement balancée sur l’épaule et ses joints qu’il fumait ouvertement, osant même en proposer aux policiers qui surveillaient le site. Ce gars-là ne craignait rien. Mes amis prétendaient que c’était un fils à papa et que le papa avait apparemment le bras long.
La fille ne voyait que lui, subjuguée par ses faux airs de poète maudit. De fait, nous avons passé la nuit à l’écouter déblatérer des vers tragiques à moitié absorbés par les goulots de canettes, avec d’autant plus de bonne volonté que la fille, anesthésiée par son calme débit, finit par choir sur l’une ou l’autre de nos épaules. On en profita un peu pour malaxer un sein, embrasser la nuque. Le type s’en moquait. Il ne voulait pas s’attacher. L’amour est une corde pour se pendre. Seule la chair apaise ma soif, je laisse le cœur à la laitue, s’écria-t-il avant d’éclater d’un rire lugubre et de s’affaler dans l’herbe en ronflant.
On s’est réveillés sous un soleil accablant, Hole et moi, au milieu des canettes vides et des papiers gras. Un type donnait des petits coups de semelles contre nos tibias. On s’est retrouvés à jeun et seuls au monde : la blonde s’était fait la belle avec mes potes. Immense une fois debout sur cette esplanade presque déserte, Hole semblait pourtant penaud et perdu comme un petit garçon. Mon cœur s’est remué, j’avais juste envie de le protéger. Il n’avait plus rien du fils à papa agaçant, prétentieux et morbide. On a sympathisé. Très vite, on a constaté qu’on suivait les mêmes études, mais pas dans la même université. Lui à la Sorbonne, moi dans une fac sans facture. Hole passait plus de temps sur les cours de tennis – il rêvait de devenir professionnel — ou les terrains de golf – juste pour partager un moment avec papa — qu’à réviser.
Par la suite, Il m’invita parfois chez lui pour passer le week-end. Je préparais fébrilement mon maillot de bain, un short et de blanches socquettes de marque en me réjouissant de la perspective de profiter d’un luxe en d’autres temps inaccessible. Malheureusement, j’observais les vaguelettes azur de la piscine du balcon de sa chambre d’où je lui dictais les arguments utiles à sa dissertation. C’était surtout dans les matières scientifiques que Hole était nul. Moi, j’adorais lui expliquer les méandres d’une logique pour lui identique à un sac de nœuds, pour me venger, face à son air stupide, de ma déception de rester au balcon, en modeste spectateur d’un luxe inatteignable.
En dehors des occasions où il avait besoin de mon aide, Hole ne m’invita jamais à le rejoindre, ne me présenta aucun de ses amis. Grâce à moi, il réussit ses examens, plutôt brillamment puisqu’il fut admis dans une grande école américaine, à moins que le patronyme paternel n’eût suffi à lui en ouvrir les portes. Quant à moi, je voulais devenir ingénieur. Je travaillais comme serveur en dehors de mes études, ma bourse ne suffisant pas à couvrir mes frais. Mon père profita durant trois jours de sa retraite d’ouvrier avant de cracher ses poumons noirs de suie. Mes parents avaient économisé toute leur vie pour que je puisse avoir ma chance et que ma petite sœur handicapée ne manque de rien. Sachant que le rien, en matière de handicap, coûte la peau des fesses.
Un soir où j’étais plus désabusé que d’ordinaire, j’ai bu un coup et j’ai téléphoné à Hole. Il était aux Bahamas ou aux îles Caïmans avec son paternel, sans doute pour y planquer l’argent gagné grâce aux gosses des bidonvilles qui cousaient les ballons et les sweet vendus pour une fortune dans leurs boutiques prisées. Je laissais un message à leur bonniche asiatique. Hole ne rappela jamais.
J’ai donc mis un terme à mes études. J’ai fait un tas de petits boulots. Depuis quelques mois, je suis agent de sécurité, je me tape les foires en journée, les entrepôts déserts la nuit, accompagné d’un Malinois mauvais comme une teigne, une matraque contre ma cuisse censée me rassurer.
- Alors, comme ça, tu es agent de sécurité ? m’interpelle Adrien en ramenant une mèche rebelle derrière une oreille parfaite. Je croyais que tu voulais être ingénieur. Tu te rappelles comme on devisait pendant des heures sur la relativité ? J’avais même un poster d’Einstein dans ma chambre, celui où il tire la langue.
- J’me souviens surtout que tes connaissances en sciences étaient relatives, et que c’est toi qui tirais la langue sur tes devoirs. Sans moi, tu aurais planté ton année et tu n’en serais pas là aujourd’hui.
Une lueur méfiante anime le regard d’Adrien tandis qu’il scrute mon visage afin de percer mes intentions. J’étais resté silencieux jusqu’à sa dernière remarque, qui vient d’ouvrir les hostilités ou la boîte de Pandore dans laquelle j’ai amassé déceptions et frustrations mêlées. À l’affût tel un prédateur, je décortique tout ce qu’il est en espérant le dépecer : le ton méprisant quand il a parlé de mon travail, ses manies de beau gosse, d’éternel adolescent entretenu, à ce point assuré de sa suprématie qu’il arrange la réalité à son avantage. Je regrette cependant ma dernière phrase, qui dévoile en moi cette jalousie dont j’ignorais, avant de le revoir, qu’elle me consumait encore.
- Tu crois vraiment ? rétorque-t-il d’un ton mielleux.
- Non, tu as raison. Tu n’avais pas besoin de moi. Dans ton milieu, pas la peine d’être brillant pour réussir. Il suffit d’être bourré de tunes, d’avoir un nom, de connaître les bonnes personnes, les bons plans, de se montrer et le tour est joué.
Adrien sourit, se déhanche un peu pour sortir d’une poche un papier plié. De sa poche de chemise, il extirpe un stylo doré. Il pousse nos verres de côté et aplatit la feuille sur la table, après avoir essuyé de son mouchoir les auréoles.
J’aimerais lui arracher cet air prétentieux, effacer la lueur maligne qui allume ses pupilles. Heureusement, il baisse les yeux et trace une longue ligne dans la longueur de la feuille dépliée, au bout de laquelle il dessine à chaque extrémité une croix.
- Te connaissant, tu as dû entendre parler de la théorie du trou de ver, se lance-t-il avec son arrogance coutumière. Je suis le point A, tu es le point B. Chacun en bout de ligne. Tu vois, on n’aurait jamais dû se
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