Vendredi 1er juillet 1881
J'ai encore énormément dormi, cette nuit. Comment nommer ce qui n'existe plus… Ce jour, ce journuit, cet aujourd'hui, mes journées ? Mais, ce sommeil, j'en ai tellement besoin. Alors, je dors. Puis, arrivent seize heures, j'ouvre des yeux nouveaux sur un monde ancien. Mon sang, régénéré, bouillant, irrigue chacune de mes cellules d'espoir. Je ne saurais dire si j'entends des voix, surtout pas au bon Docteur Guthermann… Mais, il est comme une pensée récurrente qui résonne en moi. Elle parle de la mort, du sommeil. Elle dit que ce qui dort n'est pas mort. Ou quelque chose d'approchant. Le tout baigné d'éternité.
Alors, pour un instant rassuré, je peux accomplir mes tâches quotidiennes.
Et, quand la nuit s'approche, je n'ai plus aucun doutes.
Samedi 4 juillet 1891
Me voilà contraint de reprendre ce journal. C'est absurde. Il paraît, d'après le médecin qui me suit, que ce serait un excellent moyen pour tenter de m'inscrire à nouveau dans le réel. Fadaise ! Je n'aurais pas la prétention de définir ce qu'est le réel mais, là où je suis, j'y suis très bien.
Non, je sais ce qu'il veut. Il est effrayé par la longueur de mes nuit. Je vois bien sa tête se figer, un micro clignement de la paupière, un rictus à la commissure des lèvres, quand je lui annonce le chiffre de mes heures de sommeil ; il veut que je change. Et, ça passe par avouer mes multiples manquements envers la normalité.
La voix, dont je doutais de l'existence, est devenue plus claire, au fil du temps. Elle dit :
- Ce qui à jamais dort n'est pas mort
si je me souviens bien ?
Son ton est grave, calme, apaisant. Elle m'offre une réponse autonome sensorielle culminante, à l'arrière de mon crâne. Lui, le Docteur, qui se gave de pilules, de potions somnifères, il peut toujours causer…
Je vais bien, merci. En tout cas, jusqu'ici.
Dimanche 7 juillet 1901
Je ne sais pas à qui raconter le drôle de rêve de cette nuit. Alors, je l'écris ici. Je ne sais pas si le Docteur le lira ? Qu'importe, l'écrire me permettra peut-être d'y voir plus clair ?
Par ce geste, j'essaye aussi d'invoquer une tierce partie. Un arbitrage à mon dialogue intérieur, qui se fait de plus en plus présent, pesant, agressif.
D'après ce que j'en sais, nous avons tous, chacun à notre manière, une façon de se parler intérieurement. Mais, cette nuit, j'ai vu quelque chose. C'était dans ma tête. Alors que je me baladais, en pensée, dans mon corps, à la recherche du lieu où siège ma conscience, je l'ai vue. Je suivais une espèce de tentacule improbable, qui glissait le long de ma colonne vertébrale, sans causer de trouble aux autres organes, comme si elle était chez elle. Je remontais vers mon crâne, car elle semblait y être raccordée. Mais, arrivé là haut, une vision d'effroi : mon cerveau avait disparu… Ou, horreur suprême, n'avait-il jamais existé ? À la place, vivait une sorte de poulpe. L'air pénétré et presque affectueux. En tout cas, tout à fait condescendant !
Je sais bien ce que me dira Guthermann :
- Mon ami, il faut absolument vous re-socialiser. Toutes ces histoires absurdes sont le fruit de votre imagination !
Il faut qu'il ait raison, pour une fois. Après tout, ce n'était qu'un rêve. Je vais faire de mon mieux pour l'oublier. Et, si ce souvenir remonte, je le traiterais comme tout ce que je souhaite effacer ; par le mépris et l'ironie.
Que dis-tu de ça, mon petit Poulpy ?
Lundi 10 juillet 1911
Je crois que je n'aurais pas dû arrêter d'écrire...
Cela fait environ un mois que l'inconfort qui m'a toujours accompagné s'est transformé peu à peu en une atroce douleur crânienne qui ne cesse d'irradier, de proche en proche, sur le moindre de mes organes. Aujourd'hui, toute mon anatomie est touchée par des sortes de vagues de lave brûlante.
Malheureusement, aucun examens, scanners, etc, n'a pu révéler quoique ce soit. J'ai donc été remis entre les mains de mon psychothérapeute. Mais, malgré tous ses efforts, ce cher Marcelin n'a pas non plus trouvé de moyens de m'aider. Si ce n'est de continuer d'écrire, jours après jour, le triste menu des événements somatiques qui remplissent dorénavant mes journées.
Pour lui, relire chaque soir l'incongruité des faits qui me minent et, que je déverse chez lui, lors de mes séances, devrait permettre à mon subconscient de se reconnecter à la réalité. Réalité qui se doit de correspondre à la bonne santé prédite par tous les appareils d'analyses académiques. Et, ainsi, dissiper les effets dévastateurs qui m'accablent et qui sont, j'en ai bien peur, en train de me conduire au seuil de la folie.
Malheureusement, des pans entiers de ma mémoire sombrent vers quelque gouffre intérieur ; je n'ai plus comme seule extrémité que de vivre et me raconter au jour le jour.
Mardi 12 juillet 1921
Je suis las de parler. Mais, on me rapporte tant de choses que j'aurais faites ou dites, qu'il faut bien que je donne ma version des faits. Je ne peux pas être cette horrible personne, dont tout le monde semble vouloir le plus grand mal ?
Pourtant, simplement parler de mon réveil est déjà une gageure. Mes nuits semblent n'avoir pas de fin. Et, mes veilles tellement temporaires que je passe mes journées à me demander si je ne suis pas toujours en plein sommeil ?
Je verrais tout ça demain.
Mercredi 15 juillet 1931
Je voudrais dire quelque chose de sûr, d'indiscutable sur moi, sur ma vie. Mais, mes pensées s'évaporent dès qu'elles sortent de leur dimension neuronal. Au mieux, elles ne disent rien de ce qu'elles étaient censées témoigner. Au pire, elles travestissent, en caricatures vides, mes plus belles envolées lumineuses.