| Ogusta le 11 novembre 2019
Bonsoir à tous. Ma petite contribution à caractère historique. Nous sommes le 11 novembre. N'oublions pas. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Oubli
La campagne environnante est vallonnée de buttes verdoyantes en collines boisées, souvent en leur sommet un fort ancien se dresse, accusateur. Il s'élève vers le ciel, unique trace anthropiques en des lieux à priori naturels. On se demande pourquoi des bâtisseurs choisirent un jour ce promontoire au milieu de nulle part, car la vie, ici s'avère peu animée, un brin lente et monotone, douce parfois. Le matin, des brumes trainent en ville et flottent au dessus de la rivière, elles apportent une note de féérie à l'ensemble pourtant les bois à l'horizon ne ressemblent pas à Brocéliande... Quoique je ne connaisse pas Brocéliande, ni grand chose du monde sauf à la télévision. Je suis née ici, j'y ai grandi, j'ai aimé un homme il y a longtemps, je crois, nous avons fondé une famille, habité la maison et travaillé la terre. Puis, la maison, la famille, le village ont disparus.
Je suis restée pour me souvenir, pour aider ceux qui restaient encore, d'anciens voisins, les gosses de ma sœur, le mien, le chien qui était revenu un matin de décembre maigre et efflanqué, une patte en moins, mais vivant, un mois environ après le silence, avant le début du deuxième hiver. Avant ce soir là, il n'avait pas de nom, c'était le chien. Quand on voulait l’appeler avec mon homme, on criait Le Chien et il rappliquait en ramenant nos bêtes. Depuis, avec le petit on l'a appelé Miracle et il a gardé ce nom jusqu'à sa mort. Il est devenu vieux ce chien, comme une revanche à l'égard des gens et de leurs misères... Certains on trouvé ça injuste que ce soit un chien qui survive à toute cette crasse et pas nos bras, nos maris, nos voisins, nos gosses ou nos amis. Moi, ça me faisait rire ! Il nous jetait toute notre bêtise d'humains à la gueule cet animal et il avait bien raison. Quand il est mort, peut-être vingt ans plus tard, je vous jure, il était unique ce chien, j'ai pleuré, je l'ai pleuré plus que les braves, plus que ma famille et que les ruines du village. Pour lui, il me restait des larmes, je l'ignorais.
Il faut dire qu'on vivait tous les deux depuis un bail. Le gamin nous ayant largués l'été de l'année trente pour suivre ses rêves vers la capitale. Il disait qu'il reviendrait. Honnêtement, nous ne l'attendions pas, il suivait l'exode, la cohorte immense de tous les déçus en fuite vers un avenir meilleur, la grande ville, un avenir, la vie enfin ce qu'il en restait. Il était jeune et il devait dépenser le temps, le plumer comme un poulet fumant, en tirer le jus nécessaire, en épuiser la lumière car le ciel s'obscurcissait déjà au loin. Le vacarme et la boue ne s'éloignent jamais complètement, ils patientent en embuscade et quand vous avez oublié leur existence, ils resurgissent tels de vieux démons tapis sous les courbes du sol pour grignoter le labour et les champs que vous imaginiez éternels. Je le sais. Je les ai vu tomber. Ils ont tout pris sauf Miracle. Lui leur a fait un sacré pied de nez ! Patte de truffe plutôt !
Enfant, mon père me disait toujours de me méfier des costumes et des paroles bien tournées. Il racontait une histoire de la fin de son siècle à lui où tous ces messieurs qui nous dirigent avaient conduit chez nous, la famine, les armes et le sang pour revendiquer des terres dont chacun se moquait bien qu'elles appartiennent à la patrie ou à une autre et qu'on y parle notre langue ou la germanique pourvu que l'on s'y comprenne et qu'on y meure pas de faim. Moi, j'aimais grimper en courant la colline jusqu'aux forts qu'il avait construit et dont il semblait si fier : Douaumont, Faux, Belrupt, La Chaume, Souville... Je les imaginais indestructibles comme des sortes d'anges gardiens. Quelle folie ! Rien ne retient les hommes sauf peut-être leurs esprits mais parfois la pensée sombre et les humains se transforment en bêtes, bien pire que les bêtes. Les bêtes ne s'entretuent jamais par milliers. Les bêtes définissent des territoires et rarement les défendent au prix de leur vie. Elles savent reculer.
La terre autour de moi, n'a pas oublié. A la fin du charnier, quand le gamin, Louis je crois, j'ai tendance à oublier son nom, à le confondre avec ceux des morts, partis ou morts, ils ne sont plus là, du pareil au même finalement, c'est ça aussi la guerre, la solitude de ceux qui restent ; bref, quand il vivait encore chez nous, je l'emmenais dans les creux du monde. Les voisins trouvaient ça fou, mais Miracle voulait y retourner et je ne voyais pas pourquoi j'aurai refusé. Le premier hiver, tout a gelé, on aurait dit un champs de roches et de fissures, couvert de lacs et de trouvailles bien plus étranges : des vêtements et des lettres, des corps bien sûr, méconnaissables, des os, des membres et des armes. Les armes, certains venaient les prendre. Je pense qu'ils cherchaient à les revendre pour ce refaire une santé. Moi et Miracle, elles ne nous ont jamais intéressés, nous préférions les hommes... Ceux qui avaient péris ici pour satisfaire d'autres hommes toujours vivants et gras, campés ailleurs et qui continuaient cette folie sans eux désormais. Leurs corps avaient tant souffert, Miracle aimait les lettres et les uniformes, il me les ramenait, je les lisais ou les identifiais et remettais des noms sur ces os, ces corps sans visage, leurs histoires surgissaient autour de nous dans la lande déserte de Lorraine.
Petit à petit, je me suis mise à renvoyer les lettres à leurs destinataires et ils ont répondu. Ils semblaient apaisés, désormais ils savaient où était tombé ce père, ce fils, ce frère... Les inconnus nous désemparaient, Miracle et moi, nous ne savions comment leur rendre leurs âmes, les laisser reposer en paix, alors nous avons pris l'habitude de déposer leurs restes à Douaumont, comme ça par hasard, peut-être à cause de toutes les vies que ce fort stupide avaient volées. Je ne faisais pas la différence entre les français et les autres, je ne l'ai jamais faite, tous étaient morts inutilement, l'oubli les guettait au coin des bois calcinés de la plaine. Je renvoyais tout. Les familles me répondaient et accompagnaient souvent leurs réponses d'un petit pécule que je n'attendais pas, mais qui nous servit tout de même à reconstruire la maison et à la rendre plus belle les années passant. Au printemps dix-sept, le champs de bataille a dégelé, alors avec Miracle et les trois gamins, le mien et les deux orphelins de ma sœur, on a décidé de rendre hommage aux soldats en leur donnant des fleurs. On s'est mis à porter toutes les graines des fleurs du village sur la glaise, les abeilles et les oiseaux ont saisi l'aubaine. Les années suivante, la végétation a couvert les traces ignobles, le sang des hommes, des chiens et des chevaux dans la terre et nous avons continué à trouver des restes éparpillés. Avec le temps, ils sont devenus plus rares, nos visites également, puis les jeunes ont pris la poudre d'escampette. Ils ne pouvaient pas rester ici, le passé devaient coller à leurs semelles telle la boue du charnier.
Après Miracle, un autre chien est venu, un chien de la paix, qui ne l'a pas connue longtemps puisqu'en 1940, les hommes avaient de nouveau oublié le vacarme et la fange. A mon tour, je me suis oubliée. Cette fois-ci, je n'avais pas de famille à perdre et les villageois me considéraient comme une parias. Après tout, je communiquais avec l'ennemi. Un jour, un allemand est venu, jadis sa famille avait reçu de ma part la lettre de son père mort dans un trou du fort de Faux en 1916. Il m'a donné la nourriture en sa possession et nous avons prié ensemble pour la paix, nous étions en 1942, j'avais 45 ans.
Demain, j'aurai 100 ans. Nous sommes à l'aube du XXIème siècle. Rien n'a changé. Depuis 1916, je n'ai aucune foi en l'homme, le chien se souvient bien mieux. J'ai redonné aux âmes errantes de la plaine un nom et une place parmi les vivants. L'oubli ne les a pas tous effacés. Malheureusement, je vois autour de moi se multiplier les haines et les égoïsmes, Verdun ne nous a rien appris, vingt ans après nous avions déjà oublié. Comment avons-nous pû ? Aujourd'hui cinquante ans après notre seconde erreur, que reste-t-il ? Des os dans la glaise qu'un Miracle déterre au détour d'une ballade matinale ? Le silence, encore un peu, après le saccage des bombes ? Des mots sur des livres de classe qui ne signifient pas grand chose ? Je viens de vivre cinquante années de paix. Hélas, je suis devenue comme mon père, je crains que les hommes en costume n'aient tout simplement oublié et que les autres n'y pensent plus. Il leur reste tant à vivre...
En hommage à ceux qui sont morts là bas et à ceux qui sont restés... |