| Darkhorse le 08 juillet 2020 Terre orpheline
La nuit déploie ses longs bras implacables, gagnant ainsi son défi inlassable avec le jour. Telle une marée, elle grignote morceau par morceau les bouts de terre encore éclairés par des soupçons diurnes de plus en plus exténués. Elle atteint sa forme définitive, son imago totale, en recouvrant absolument tout ; ne laissant poindre que de minuscules étincelles fragiles et impuissantes. Les vivants s’accommodent ou non de cet enlisement dans les ténèbres, mais toujours ils se tiennent aux aguets pour parer à une éventuelle invasion corruptrice, le viol de leur âme affaiblie et contrite.
Yaasir aimait tremper ses doigts de pieds dans l’océan, être assis seul sur les rochers de la côte de Kismaayo. Il aimait se perdre ainsi, laisser naviguer ses pensées dans l’immensité bleue, écouter le clapotis rebondir et regarder l’eau salée aller et venir. Il se délectait des langues tièdes lui léchant les orteils alors que le flot gagnait en amplitude ; plus haut, toujours plus haut, l’inexorable ascension d’une force sans commune mesure. Une attirance intime l’exhortait à entamer un voyage onirique, une plongée euphorique dans des abysses silencieux synonymes de délivrance. Mais il avait à chaque fois résisté, tenu en laisse par ses obligations et sa peur, victime du jusant qui le ramenait à la réalité. Les intégristes avaient de nouveau repris le dessus, réinstauré la charia contraire à ses envies de liberté, d’émancipation de sa personne dans un contexte moins rigide. Sa propre famille l’avait dénoncé en révélant ses inclinations immorales aux dirigeants inflexibles de la ville. Ils avaient lapidé Ahmed et lui était devenu esclave. Sa vie n’avait plus de sens. Il ne lui restait plus que ces brefs moments propres à une contemplation évasive où se disputaient un ravissement empoisonné par l’effrayant venin d’une expectative illusoire. L’eau lui arrivait maintenant jusqu’aux chevilles et il commençait à sentir le froid des profondeurs s’emparer de sa peau. Un murmure ancien accompagnait cette marée, une voix oubliée dont les échos s’insinuaient lentement comme un parasite. Son âme vacilla. Abûurat. Yaasir tenta en vain de se ressaisir mais c’était trop tard. Il fut possédé par un infâme désir.
Quand il revint en ville, il n’alla pas directement chez son maître, mais il se rendit au domicile familial. Et là, il les tua tous, un par un, sans témoigner la moindre compassion. Sa folie soudaine le fit trancher, lacérer, étrangler et poignarder tout être humain se présentant devant lui. Car il ne s’arrêta pas au meurtre de ses proches ; sa cavalcade homicide dura un long moment sans que rien n’arrive à le stopper. Quand il rendit son dernier souffle, son corps n’était plus qu’une silhouette éclaboussée de sang et avant de s’éteindre totalement, ses yeux contemplèrent le ciel matinal ; à leur surface, miroitait le vide céleste abandonné par la nuit qui ne laissa à l’aube que des flaques pourpres luire au soleil.
C’est ainsi que tout commença. L’humanité eut bien du mal à comprendre cette soudaine frénésie de violence. Puis ils firent le rapprochement avec les marées qui ne cessaient de croître, d’élever toujours plus le niveau de l’eau, plongeant les plus grands experts dans le plus total désarroi. Yaasir fut certainement le premier, c’est ce qu’en conclurent les premières enquêtes. Quelque chose semblait affecter ceux s’étant baignés lors de ces coefficients anormaux et les rendaient fous, meurtriers. Bien des chercheurs se penchèrent sur l’étude de ces étranges phénomènes mais aucun ne fut à même d’enrayer la montée des eaux et des comportements agressifs. Bientôt, en seulement deux ans, les continents avaient perdu trente pourcents de leur superficie et l’humanité fut amputée d’un quart de sa population. Les avis les plus extrêmes se perdaient en hypothèses fumeuses, en suppositions et superstitions nées de l’impuissance et de la fascination morbide d’une telle apocalypse. La menace était inconnue, inarrêtable et opiniâtre. Seul un nom émergeait, éructé par ceux épris de folie au seuil de la mort : Abûurat.
Les océans continuèrent à tout avaler, engloutissant les terres et pervertissant les âmes, annihilant une civilisation désespérée, forcée de survivre tant bien que mal aux assauts de la marée déréglée et d’êtres humains aliénés. L’inéluctable montée des eaux ne laissa, au bout de sept courtes années, que les points les plus culminants affleurer à la surface d’une planète inondée, réduisant le territoire vivable d’hommes et de femmes en proie à une terreur fataliste et à une réduction drastique de leurs effectifs et de leurs ressources. Le monde avait coulé aussi sûrement qu’un navire avarié à la dérive et luttait vainement pour maintenir ses ultimes nids-de-pie hors de l’eau.
Du haut du Mont Blanc, là où je partage les quelques derniers mètres carrés d’une Europe immergée avec deux compagnons, je tente de relater avec le plus de sincérité possible les événements malgré l’évident trouble qui aspire toute ma raison. Il est là, tout autour de nous, Abûurat, et rien ne l’empêchera de se repaître des derniers survivants. Je n’ai plus rien à perdre et c’est pour cela que je suis allé à sa rencontre, afin d’essayer de saisir l’absconse motivation de la créature responsable de l’extermination de l’humanité. Je me suis rendu sur le rivage escarpé, sur ces rochers placides devant leur inéluctable noyade, je me suis assis et j’ai attendu. J’ai attendu qu’il s’empare de moi ; je voulais savoir, tenter d’entrevoir ce que je ne pourrais sûrement pas concevoir, et qui me mènerait immanquablement par-delà les limites déjà égratignées de mon sens commun.
Et il m’a attrapé. J’ai cru mourir. Mais j’ai constaté alors avec effroi ce que Yaasir et les autres ont contemplé avant de revenir dépravés à la surface. Je pouvais respirer et me tenir debout, là, tout au fond des abysses. Les eaux formaient une immense voûte scintillante de nuances bleues et turquoises. Le bruit d’un roulement incessant grondait comme une nuit plombée d’orages et l’odeur saline de la mer se mariait à celle plus dérangeante de poissons putréfiés. Devant moi, un temple imposant à l’architecture invraisemblable s’étirait jusqu’à aller se perdre dans les bas-fonds marins flottant tel un ciel chargé, prêt à s’abattre sur moi et me noyer. De nombreuses tours, en forme de spirales élancées et vertigineuses, s’entrecroisaient pour dessiner un édifice insensé qu’aucune main humaine n’eût été en mesure de construire. Une magnificence irréelle se dégageait de l’ensemble, à m’en donner le tournis. Une lueur palpitait le long des parois, des ombres d’un pourpre profond qui glissaient et serpentaient, rendant le temple étrangement vivant, capable de se mouvoir d’un coup comme un effroyable léviathan. Je sus que c’était de là qu’était née la vie, les premiers êtres vivants qui ont évolué à en devenir si différents, si uniques. Nous sommes tous des enfants issus de ce lieu, gisant sous les abysses ; ce cœur fertile.
Mais le plus déroutant, le plus indicible, était cette silhouette humaine contenue dans un cercle sur la façade surplombant une sorte d’entrée perdue dans un brouillard noir. À la manière de l’homme de Vitruve, la silhouette écartait des bras et des jambes couverts de plaies sanguinolentes dont se repaissaient les ombres pourpres et, alors même qu’une consternation affolante arriva à percer mon bouleversement, je constatai avec horreur que le visage de la silhouette changeait, se transformait à l’infini. Les différents traits de l’humanité semblaient batailler pour tenter de se fixer, de rendre une image constante. Mais ceux-ci s’avalaient, se surmontaient ou se repliaient, se piétinant comme une multitude prise de panique. Puis soudain, dans une douleur manifeste, un visage distinct se forma. Mon visage.
Pendant que j’attendais, perturbé par cette vision, incapable de réagir, j’entendis une voix me susurrer des mots tout d’abord incompréhensibles, un débit de paroles comme autant de coups de tambours tribaux. Une certaine cadence arythmique rendait ce monologue particulièrement dérangeant mais en même temps irrésistible. Je l’écoutai, attentif et soumis, puis le rythme se fit plus régulier, la parole se fit plus intelligible : — Sauve-les, enfant. Sauve-les avant mon départ. C’est l’unique geste magnanime que j’accorde à ceux de ton espèce. Toute l’impériosité d’Abûurat s’exprima dans ces quelques mots qui me frappèrent d’une splendeur révélatrice, d’un irrésistible attrait adorant. — Où partez-vous ? Puis-je vous accompagner ? Abûurat ricana. — Si faibles, si déments, si inachevés… Le visage, mon visage, s’effaça et la valse reprit sur cette figure tressautant de bouches, d’yeux et d’oreilles emmêlés. Je fus ramené à la surface.
J’égorgeai Marie et Paul dans leur sommeil. Je leur épargnai l’insensée vérité qui allait se faire jour. Je les sauvai. Et je m’allongeai, encerclé du clapotis m’effleurant le corps, toute mon attention dirigée vers le ciel teinté d’un crépuscule améthyste, vers les océans en train de se rassembler dans les airs. Les eaux m’entourant se retirèrent à mesure qu’elles quittèrent mon éminence et furent appelées par Abûurat qui s’unifia là-haut tel un colosse amorphe et dégoulinant, ramassant son être : les rivières, les fleuves et les mers de notre planète. Titanesque, incommensurable, rien n’est semblable à la créature aqueuse qui couvrit la Terre exsangue, privée de ce qui l’avait nourrie pendant si longtemps.
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