| vibrelivre le 13 mars 2021 Je m'appelle Strozzi, Julio Strozzi. Que le nom de Strozzi ne vous impressionne pas. Je suis un fils naturel. Que son père volage a bien voulu reconnaître, juste avant de mourir, pour se fixer une descendance, saine en mélangeant, mêlant, fouettant, les sangs. Comme si l'on pouvait fixer quoi que ce soit. Volage et riche. Mon père était un redoutable marchand, il avait un sens très coupant des affaires . J'ai hérité de la fortune, mais sans doute dois-je tenir de ma mère, que je ne connais pas, car le commerce ne m'intéresse pas. Peu de chose du reste m'intéresse. Je veux dire de stable, de rentable. Moi, ce que j'aime, c'est l'eau ; elle coule, elle s'écoule, elle se mélange comme les sangs, elle grossit, elle s'élargit, elle ondoie, comme la queue des sirènes, et le jugement des hommes. Elle change, quoi. Alors j'aime aussi les ponts, et à Venise, il y en a des ponts, le pont du Paradis, le pont de la Liberté, le pont des Poings. Il faut s'en servir dans la Sérénissime, ne serait-ce que pour garder sa liberté. C'est un titre étrange que celui de Sérénissime, il comprend de la majesté, Venise en a indiscutablement, de la noblesse, si l'on veut, le sang bleu se nuance, de la réputation, celle de ma ville n'est plus à faire, avec les étrangers qui la visitent par myriades, ses marchands, ses routes ouvertes vers l'aventureuse Asie et ses levantins dessous, son cœur cosmopolite et ses périphéries extrêmes, son commerce du poivre. les céréales qui ont fait gonfler les bourses des aristocrates comme l'air de la mer et du lucre leurs poumons et leurs obsessions, sa beauté et sa richesse architecturales. Mais de sérénité, point. Venise, c'est l'agitation constante, le tumulte, les turbulences, l'eau qui dort et monte brusquement, et inonde ce qui la dérange. Pas un pont que je n'aie franchi des centaines, des milliers de fois, le pont du Diable construit en une seule nuit par celui qui lui donne son nom et qui aux sorcières célestines confie la clef -en or bien sûr, la séduction que rien ne dépasse, de l'amour, en échange d'un pacte ignominieux qu'il rappelle en se jouant de la nuit sous la forme d'un chat noir à celles qui l'ont accepté, comme si l'Amour, si jaloux de ses droits, délivrait une clef, et s'emprisonnait dans des contrats, le pont Chiodo. Qui, comme le précédent, est dépourvu de parapets. Les gens sont vains, et d'autant plus enflés de gloriole qu'ils sont vides. La famille Chiodo était des plus boursouflées. Avec ses visages bouffis plâtrés de blanc, qu'on eût pensé que chaque jour elle fêtait Carnaval, elle voulait dresser ses enseignes sur le passage en signe de propriété, mais les vaniteux sont légion, et la famille Garofano s'empressait de dépêcher ses hommes pour faire dresser les siennes, et c'étaient des joutes picrocholines où les assaillants d'opérette se jetaient les uns les autres à la baille pour y adoucir leurs petits maux biliaires. Je ne manquerais pas de citer le pont des Flèches, le pont du ghetto, celui des Soupirs, et le pont que je vois de ma fenêtre, mon terrain ferme, le pont Rialto ; et le Grand Canal, Il Canalasso, a de l'affection, je le sais, je le sens, pour l'aîné de ses ponts. Tous ces ponts gardent mon enfance de l'oubli. Elle fut frénétique, joyeuse, espiègle, attentive : vénitienne. J'y appris la lutte, l'aisance dans la vivacité ; j'y découvris l'amitié, et l'amour aussi ; je connaissais la cité des Doges comme pas un, j'allais de la rive droite à la rive gauche comme le battant sonne une cloche en volée, et c'est un son allègre, puissant, presque triomphal. Ah, j'aime la musique, sacrée surtout, qui fait entendre les rapports harmonieux de l'Univers et nous sauve des pleurnicheries, des geignements du monde trop humain. Que ces gouttelettes se noient dans le Pô, et soient enfin fécondes. J'aime la musique des notes, celle des lettres, je suis poète, furieusement poète. J'écris ; et je chante. Celle des anges aussi. Ceux des maîtrises que j'aime écouter dans la basilique mineure des Frères, I Frari, la nuit. J'ai de l'argent, je peux tout. Je me la fais ouvrir pour moi seul. Je mets le CD. La nuit, j'entends mieux. Je ne suis pas dispersé par les tableaux, des Titien, des Tintoret, ad nauseam les Tintoret. Je ne regarde pas les ombres que font jouer les cierges sur les statues, sur les tombes des grands hommes de la ville. Je ne salue pas Saint Antoine de Padoue, la tonsure franciscaine, au visage si féminin, et d'une allure si peu énergique que j'ai peine à croire qu'il a mené une vie d'une intensité exceptionnelle. Je détourne même les yeux du squelette du sculpteur baroque qui me fascine. Je lui ressemble, et davantage au fil des ans. Car je suis né baroque. Je suis l'irrégulier, doublement illégitime. J'aime le défaut. Je crie à la brisure, comme on dit en héraldique. Quand ma tête se ploiera, je serai mort. Cela me fait penser au Corsaire, le réalisateur aux 3 P. Il se regardait souvent dans le miroir. Il savait que si un jour sa paupière tombait, c'était son dernier jour. Tout à la musique, je me revigore. Mes poumons se gonflent, et se vident, c'est la plénitude. L'espace dépeuplé d'hommes, touristes ou dévots, tous importuns, répand la vitalité. Je m'en regorge. Le cristal des sopranes pénètre mes bronches, mes vaisseaux. Les notes, noires et blanches, voltigent sur des rythmes changeants dans les allées principales, puis s'égayent dans les chapelles, ahurissantes comme des greniers, et tournent autour des piliers sombres. Elles forment des coulées d'air, et je respire comme un dieu. Je sais que certaines m'attendent près de la statue du bénitier que je nomme simplement l'Immaculée parce qu'elle me rappelle une prostituée que je chéris entre toutes. Les plus belles prostituées sont à Venise. Ce n'est pas Casanova qui me contredira. Ni même Henri III, le Français, le roi gracieux qui portait une perle blanche à l'oreille, qui se trouva bien dans les bras de la splendide Veronica. Et le Tintoret , qui fit son portrait? Lui, le maniéré, qui peignit tant de vies de Jésus, alors qu'il avait la tête pleine de ruses, ne goûta-til pas aux joies de l'amour porté à l'art par cette poétesse intelligente et sensible aux peines des humbles ? Ne vous fiez pas aux mœurs. Ces personnes méprisées, qu'on traite de faciles -ce terme me soulève le coeur- sont toutes de générosité. Ce sont des résistantes. Elles luttent pour protéger les leurs, pour rester en vie. Elles initient, elles prodiguent des douceurs, elles s'entraident, elles travaillent pour la ville, elles paient des impôts, oh, ça oui, elles en paient et le gouvernement s'en trouve bien aise, l'hypocrite. Elles ont emprunté bien des fois le Pont des Tétons, il Ponte delle Tete, elles qui, le surplombant, affichaient leurs seins aux fenêtres du lupanar couru, pour détourner de jeunes gens ardents de déviances homosexuelles. Comme si l'on pouvait détourner quoi que ce soit. Je l'ai fait venir, la mienne, ma Rolanda, mia Rolandina, deux ou trois soirs dans ces lieux sacrés. Non, je ne suis pas un homme qui cherche le blasphème. Un jour, un prêtre qui contint au mieux son indignation, me dit : Et dans une église ?! Après bien des interrogations muettes, des vacillements de la pensée, il ajouta, tremblant : C'est Dieu qui voit. J'en conçus une gêne certaine, plus à cause de l'offense faite au serviteur de Dieu qui ne savait que penser, qu'à celle de la faute, qui n'en est pas une pour moi. La musique est partout, et nulle part elle ne se salit, quand elle ne se plie pas devant un maître tyrannique. Je n'ai pas de maître. I Frari convient au mieux. Ma Philadelphie à moi: Rolanda est Rolando, Polo pour les intimes, pour moi, caro Polo, qui porte le nom du quartier, mon quartier. Elle est hermaphrodite. Sa poitrine opulente ne laisse pas oublier ses attributs virils atrophiés. Et elle chante … comme un castrat. Quelle tessiture. Sa voix est agile. On dirait un petit écureuil, tout palpitant, qui bondit de branche en branche la queue en panache révélant ses émotions. Je l'ai dit : j'aime la musique. Elle me grandit, elle me rend pur... |