| SarM le 02 avril 2021
Toujours dimanche.
Il est là, le fusil. Un italien à canons superposés. Calibre 12. Acier blizz. Double détente. J'actionne la clé de bascule, l'arme s'ouvre sur un cliquetis bien huilé. Dans la chambre, j’insère deux cartouches et referme le fusil. Le cliquetis sonne différemment. Mes yeux fiévreux se posent un instant sur les fines gravures de la platine, des arabesques et un faisan. Comment j'en suis arrivée là ?
Premier jour. En toute honnêteté, je ne suis pas mécontente d'être confinée. Ce matin, je me suis levée à l'heure exacte à laquelle j'aurais dû commencer le boulot. C'est un peu comme être en vacances ! A défaut de vraies vacances, mon travail est réduit à un temps partiel. La matinée a suffi à boucler tout ce que j'avais à faire et me voici libre de profiter de mon après-midi. Max est loin de partager mon entrain. Il est maussade et grognon... Pour lui, pas grand chose ne va changer, c'est son quotidien de ne pas avoir de quotidien ; j'entends d'obligations routinières. Lui décide habituellement quand et à quelle heure il va travailler. Pas de télétravail mais des besognes à droite ou à gauche. On peut dire qu'il se la coule douce, mais on ne peut nier qu'une fois un chantier commencé, c'est Attila ! Dans la journée, il manipulera ses tonnes de matériaux et remettra ça le lendemain pour peu que la motivation ne l'ait quitté entre temps. Non, ce n'est pas le bouleversement de son emploi du temps qui perturbe Max, c'est l’interdiction de sortir de chez lui.
Deuxième jour. Quelques réactions amusantes relevées dans mon entourage : se précipiter chez le coiffeur avant qu'il ne ferme, faire le plein de cigarettes pour le cas où le buraliste ne soit pas considéré comme étant « de première nécessité », acheter tout un tas de graines pour semer à long terme les germes de son autonomie alimentaire... Nous ne dérogeons pas à la règle, pas de ruée sur le PQ chez nous mais sur la picole. Max revient de course sans rien à manger mais avec une réserve d'alcool impressionnante que j'imagine pouvoir durer un bon moment. Elle ne tiendra pas la semaine ! Il entreprend ensuite sa quête personnelle : trouver la véritable raison qui explique pourquoi on nous oblige à rester enfermés chez nous pour une grippe. Il est agité et persuadé qu'on nous cache quelque chose de plus important.
Mon traitement arrive en bout de course, Max insiste pour que je joigne mon médecin, je pense que je peux tenir.
Troisième jour. Je dois culpabiliser un peu de ce désœuvrement. Je me sens obligée de combler mon temps libre de l'après-midi par des travaux qui m'occupent le corps et l'esprit : rangement, ménage et de nouveau rangement... Très rapidement, il n' y plus rien à mettre en ordre ni à nettoyer dans notre appartement dépourvu d'un espace extérieur. J'aurais bien jardiné. On apprivoise pas si facilement la vacuité...
Quatrième jour. Je fais un rêve récurent. Peu importe où je vais, je me retrouve coincée soit par des rondins de bois, un mur, un chemin sans issu... Puis je me réveille en sursaut avec la désagréable impression que j'ai quelque chose à faire mais je ne parviens plus à me rappeler quoi.
Cinquième jour. Soleil radieux. Je réalise seulement à quel point tout est silencieux dehors. On se croirait dimanche. Pas une voiture ne circule dans la rue en bas de chez nous. Seul le chant des oiseaux entre par la fenêtre grande ouverte. J'ai fait le tour de ce qui pouvait être géré à distance pour le boulot. Me voilà sans plus aucune obligation pour le moment. Plus rien à faire pour m'occuper. Vacuité...
Sixième jour. Max découvre l'existence d'un certain professeur et de son traitement dont j'ai oublié le nom. Il me demande où j'ai passé l'après-midi mais je ne me souviens pas d'être partie...
Max... Tandis que je commence à me faire à mon nouveau rythme, il supporte de moins en moins son enfermement. Lui qui clame à qui veut l'entendre que dehors il n'y a que des cons, il devrait être soulagé de ne plus avoir à les côtoyer... Car, il faut le dire, Max est charmant la plupart du temps sauf quand il subit un « lent » sur la route, ce qui arrive à chaque fois qu'il conduit... Alors, si on a le malheur d'être avec lui en voiture, un flot ininterrompu d’insanités franchit la barrière de ses lèvres. Il hurle, il écume de rage, il vomit des insultes et profère des malédictions à toute volée à s'en casser la voix : « Mais c'est pas humain ! Putain, y va pas s'arrêter au rond-point ce con ? – coup de klaxon appuyé – Des plaies, vous êtes des plaies ! Vous ne méritez pas de vivre... » Il fait beaucoup de bruit, comme s'il tenait à partager avec vous sa frustration d'avoir été ralenti. Et ça dure, ça dure... On pourrait imaginer que pour pallier ce problème il suffirait de conduire pour lui, mais non ! C'est pire... Quand ce n'est pas lui qui conduit, il a peur, alors en plus de hurler contre le lent qui est devant, il hurle contre toi qui conduis, parce que tu ne sais pas conduire... Aujourd'hui et grâce au confinement, Max est préservé des cons sur la route. Il ne se sent pas mieux pour autant. Alors il boit.
Il brandit un papier. Mon ordonnance ? J'élude.
Septième jour. Plus de télévision. Le matraquage médiatique m'est insupportable ainsi que l'hypocrisie des applaudissements en soutien aux personnels soignants... Ça n'est certainement pas d'applaudissements dont ils ont besoin mais de plus de moyens ! La culpabilisation véhiculée par le canal médiatique m’insupporte ainsi que toute la mièvrerie qui l'accompagne : « prenez soin de vous » disent-ils. Hé, vous, femmes et enfants coincés à la maison avec un mari désœuvré qui n'a plus aucun moyen de gérer sa frustration que de vous foutre sur la gueule ; prenez soin de vous surtout ! Il faut être inventif pour trouver un endroit où se planquer dans 30 m².
Plus un cachet dans mes plaquettes, je pensais en avoir une de secours. Il faudrait que j'appelle mon médecin.
Huitième jour. Je suis allée faire les courses aujourd'hui. Ça m'a fait un drôle d'effet de voir la grande surface quasi déserte. Les gens osent à peine s'approcher ou même se regarder quand ils se croisent dans les rayons. Certains ont des gants, rares sont ceux qui portent un masque. Ils ne semblent pas craindre d'être regardés de travers bien que la consigne ait été claire : laisser les masques disponibles pour le personnel soignant. A nous, ils ne servent à rien. Je prends la dernière plaque d’œufs, c'est une plaque de trente. Je n'en ai pas besoin de tant mais il ne reste que ça. J'aurais bien pris, si j'en avais trouvées, quelques bières de la marque corona. A mon retour, je trouve Max révolté, le professeur a un traitement efficace, mais on le décrédibilise.
Neuvième jour. La France durcit le confinement, les sorties sont limitées à un kilomètre autour de chez soi. La meute des journalistes s'est transformée en meute de chiens, ils rongent leur os jusqu'à la moelle et décomptent de façon alarmante les morts supplémentaires dans le monde. Les premiers jours avec Max, on regardait chaque soir un film de zombies en plaisantant sur le fait que le virus muterait peut-être et que du jour au lendemain, une horde s'abattrait sur la planète. En réalité, n'est-on pas déjà tous des zombies ?
Dixième jour. Max me rebat les oreilles avec ses théories. Je cherche le calme, j'aspire à l'apaisement, à la sérénité, je souhaite apprivoiser cette vacuité imposée mais sans succès... Tandis que je médite, il médit. Il m'invective, me prend à parti. Il aime la polémique, je la fuis, il insiste, je l'ignore, il répète, je suis coincée. Il beugle, il s'égosille, il gueule, il braille, il piaille, il crie... Pas seulement quelques minutes, mais sans arrêt. Les mots deviennent blessants pour les oreilles, les blessures morales deviennent physiques, le son fait mal. Mes tempes palpitent, ma pression sanguine monte, ma respiration s'accélère, chaque mot tape, frappe, cogne, entaille, mord, lacère, déchire, laboure, arrache, déchiquette... Je cherche à garder le contrôle car répondre c'est pire et surtout, ça fait tout repartir ! Si je ne dis rien, il finira par s'arrêter. Parfois, ce qu'il dit est tellement absurde, injuste, que je ne peux m'empêcher de rire nerveusement mais d'un rire qui pleure. Quand c'est fini, il marmonne. C'est tout aussi irritant parce que ce n'est pas encore vraiment terminé et on appréhende que la colère reprenne sans crier gare. L'alcool aidant, ses élucubrations se font confuses dans la soirée puis à la nuit tombée, enfin, tout s'arrête. Il prend le large en claquant la porte. Le soulagement de ne plus l'entendre laisse place après plusieurs heures à l'inquiétude de ne pas le voir rentrer.
Onzième jour. Les relents de fond de bouteille m'accueillent dans le salon. Vide. Toujours pas de Max. Je ne dois pas m'en faire... C'est un dur à cuire... Il y a quelque chose que j'ai oublié, mais je ne parviens pas à me rappeler quoi. Tout est calme et silencieux, comme un dimanche. Quel jour est-on ?
Douzième jour. Retour de Max à l'aube. C'est moi qui délire ou il a les mains couverte de sang ? Son mutisme est complet. Il va s'enfermer dans la chambre. J'ai peur de ce que j'ai vu briller dans son regard ; un éclat dément.
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