La première image de Montigny les Cormeilles, c'est l'arrêt devant une bâtisse délabrée.
Une grange. Mes parents viennent de l'acheter. C'est là que je vais vivre avec ma grand-mère.
Année 1956. J'ai cinq ans.
Les travaux d'aménagement vont se faire au fil des années. Le maçon vient tous les dimanches se faire
payer et boire un verre. Je découvre un univers sans limites ou presque. Un univers de champs, de forêts, a explorer jusqu'à plus soif.
L'école Paul Bert, vaisseau de briques rouges m'ouvre ses portes. Ecole des filles, école des garçons séparés
par un mur. On s'entend sans se voir. Deux gros marronniers prés des toilettes au fond de la cour.
Je reste après la classe. on nous garde pour les devoirs. C'est là que je fais la découverte de mes futurs compagnons d'aventure. Nous sommes peu nombreux à rester. Dans mon cartable, un morceau de pain avec du chocolat à l'intérieur. Tout ramolli, sentant le cuir, mon quatre heures.
Après ce qu'on appelait l'étude on rentait ensemble le long de la rue de la République.
L'épicerie-bar-tabac de Jojo Lardier est sur le chemin. Certains soirs, je m'y arrête et donne la liste faite par ma grand mère. Je repars, chargé de quelques courses. On ne paye pas, seulement à la fin du mois.
La patronne note tout sur un cahier, chaque famille a sa page.
Le jeudi, c'est le départ pour le marché. Avec une poussette en osier. C'est loin, quatre bons kilomètres aller.
On passe sur le pont de Beauchamp. Traverser les voies en contrebas c'est trop dangereux dit Edwige, ma grand-mère. Si, par chance un train arrive en gare, je reste là, dans la vapeur âcre et blanche, noyé dans l'ondulante l'écharpe chaude. Elle me crie de venir, mais je m'accroche au garde corps métallique.
La locomotive démarre, ruisselante, prête pour un nouveau galop jusqu'à Franconville.
Un vrai pur -sang, noir et brillant.
Le marché terminé, retour le cabas plein. La promesse d'un steak haché me dope!
Et ce n'est pas fini. Arrêt à la boulangerie. Du pain, bien sûr, mais surtout deux parts de flan aux abricots.
Elles sont énormes! J'en salive a l'avance! Notre précieux achat posé bien à plat, nous terminons notre parcours.
Dans la friteuse, le bloc de Végétaline fond comme un iceberg. Les frites sont prêtes.
Jour de marché, jour de fête!
Après le repas, je descends à la cave. Il faut remonter du charbon. Le poussier vole autour de moi, un brouillard noir, épais. Je tousse et retrouve l'air frais, mon seau plein à ras bord. La cuisine est la seule pièce chauffée.
Le soir, en hiver, on met deux briques dans la cuisinière. J'entoure la mienne d'une serviette, elle est brûlante.
Puis je file au lit. les draps sont glacés. Souvent, au matin, il a gelé à l'intérieur. les vitres sont toutes givrées.
A plusieurs, on "monte" à la source. Dans la poussette du marché s'entasse les bouteilles de verre. C 'est parti.
Le fils du marchand de cochons nous accompagne, on le prend en passant.
Le chemin caillouteux ralentit notre progression jusqu'é la RN14. Traverser est un challenge. C'est la grande route et même s'il n'y a pas grande circulation, çà roule a toute allure. Quand il fait beau, on entre dans le bistrot " au pied de la source", le bien nommé. Le patron est un ancien boxeur. il a toujours l'air fatigué. Sa femme lui crie toujours dessus. Elle nous donne un verre d'eau glacé. Puis, nous traversons, nous montons. La pente est raide, il faut pousser sans relâche cette foutue carriole, qu'il faudra retenir au retour, dans la descente.
Nous y sommes. C'est un peu comme un abreuvoir. L'eau coule de plusieurs petits tuyaux scellés dans le mur.
Sur le pignon, un peintre sur un échafaudage termine d'écrire en lettres avec reliefs " boire de l'eau de Montigny, c'est prolonger sa vie". Ici, il faut montrer patte blanche, sortir sa carte d'habitant pour accéder au remplissage.
Pour nous, c'est gratuit. Les bouteilles pleines, c'est le salaire de la peur au retour! Surtout ne pas en casser une dans les ornières, c'est déjà arrivé.
Je rentre, fier de ma cargaison. Maintenant, libre de tout, je descends le chemin de la plaine, juste en face de chez nous. Il file jusqu'à la voie ferrée. Puis le bois, notre cabane, nos jeux olympiques! Nous avons construit
un sautoir en hauteur étalonné avec des clous a grosse tête. Des clous calotins. Jusqu'à la nuit tombante, on saute, on rit, on boit de l'Evian fruité. Nous sommes dans notre île au milieu des terres. Sans montre ni boussole.
Bien sûr, mon retour tardif est réprimandé, mais les parents ne sont là que le samedi et le dimanche. D'ici là, ma bienveillante grand-mère aura gentiment tout oublié.
Souvent, on traverse la voie pour aller au bois de Pontalis. C'est interdit. C'est privé. Qu'importe! C'est bourré de noisettes. L a peur au ventre, on pénètre dans les allées dessertes. Des chevreuils, des sangliers, jamais d'humains. Loin de nos bases notre statut d'aventuriers prend des couleurs.
Au retour, on attache avec de l'adhésif des pièces de cinq centimes sur de fines branches. Couchés le long du ballast, bras tendus, pièces posées sur le rail, on attends le train. Il arrive. Suffit de poser son oreille sur le métal froid. Le bruit est immense. le déplacement d'air aussi. Surtout ne pas bouger, rester plaqué au sol, attendre la fin du tumulte, la dissipation de la fumée qui nous entoure. Si la pièce est bien aplatie façon galette, c'est gagné!
Sinon, il faudra recommencer une autre fois. Parfois, des escarbilles incandescentes montent dans l'air chaud envoyé par la locomotive. Certaine mettent le feu aux traverses goudronnées. L'hiver, elles viennent s'éteindre dans la neige en formant de petits cratères. Tout çà est dangereux, mais rien à faire, on le tente quand même, a chaque fois.
Parfois, le café a cent mètres de la maison passe des films. C'est aussi une alimentation. Un vrai capharnaüm.
Tout traîne un peu partout. La patronne d'un autre âge est toujours en train de se plaindre. J'adore y aller.
Elle me fait rire. Sa fille bosse avec elle. A chaque fois, sa mère raconte qu'elle parte anglais, qu'elle s'est rendue aux Etats Unis d' Amérique.
Une fois le bistrot traversé, passées les poivrots notoires visés au bar, la grande salle était là. Immense, aves ses murs tout noirs. Au fond, une scène comme au music-hall avec un grand rideau. Dessus, un Mickey géant tout sourire nous regarde. Deux billards avec leurs lampes pendantes au dessus, un baby - foot, une armée de chaise empilées à la va vite. Le baby, on pouvait y jouer, bien que quelques centimètres de plus nous auraient permis de voir un peu mieux la balle.
Le projecteur installé, les bobines en place, la patronne hurlait de de taire, de fermer les portes. Dans cette obscurité parfois dérangée par un retardataire sèchement accueillit, je goûtais avec délice d'être dans un moment de bonheur pur. Les dessins animés terminés, la lumière du jour nous renvoyait dans le temps présent
sans ménagement. Fin du mirage. Les joueurs de billard pouvaient reprendre leurs queues, frotter a leur bout le petit carré de bleu qui tombait en fine poussière.
les champs s'étendaient à perte d vue. Les verges aussi. Paris est a vingt km. Incroyable aujourd'hui!
Certains dimanches l'été, mon parrain vient de la capitale en vélo. C'est un vrai cycliste, il a fait la classique
"Paris Brest Paris". On mange dehors, sur deux tréteaux et une planche. Ils boivent tous du Pastis. Le repas s'éternise. J e suis le seul enfant, et , a cette époque, peu ou pas consulté.
Je suis avec eux, mais je n'existe pas. Enfin, je peux y aller. Je les laisse monter le ton. La politique les occupe énormément. L'alcool et les cigarettes consommées sans modération.
Parfois, mon parrain " prolonge", on fini les restes come on dit. Il repart en zigzaguant sous les encouragements de mes parents sortis sur la route pour l'occasion. Malgré son état, il nous gratifiait dans l'obscurité d'un énergique " a bientôt" avant que son petit feu rouge arrière disparaisse dans la nuit.
C'est quand même l'été le meilleur. On ne part pas en vacances. Peu importe, j'y suis déjà.
A plusieurs, on monte derrière la briqueterie Bordier. Mon père m'a dit que depuis les romains on cuit de l'argile ici. Le nom du village viendrait de là " montagne de feu" . Nous achetons des casse-croutes au café. Ils sont énormes, fait avec des bâtards. Un gros pain bourré de mie. Avec du jambon et du Camembert.
Les deux immenses cheminées de briques apparaissent. Tout ici est fermé. plus rien a extraire. Reste les excavations. De vraies piscines aux eaux turquoise. les rails et les wagons sont restés là, ils rouillent sur place devenus inutiles. Nous passons la journée a nous baigner, a rire, a nous dorer au soleil sur l'herbe verte.
On fume aussi de lianes, coupées en petites cigarettes. C'est âcre, irritant au possible. QU'importe, on joue aux grands. L'odeur nous accompagne jusqu'à la réprimande finale. Vous avez fumé! Souvent, dans ces cas là, le repas du soir est annulé. Sauter à la corde çà s'appelait.
Certains jeudis, je suis invité chez un copain pour regarder la télévision. Peu de gens en ont une. Sa mère nous accueille avec bienveillance. Elle a déjà disposé quelques chaises dans son salon. En noir et blanc, on regarde les aventures de "Tintin et Rusty". Un gamin et son berger allemand à l'époque de la conquête de l'Ouest américain.
La vieille 4CV n'en peut plus. Mes parents achètent une Dauphine. Elle est spacieuse, ils tournent dans le quartier par plaisir. Voiture attendue depuis des mois. La