| charlene_bzh le 06 septembre 2021
Aujourd’hui, c’est jour de marché. Le soleil d’automne chauffe tendrement nos épaules recouvertes d’un lainage. La brume matinale se dissipe tout doucement. Le monde afflue lentement entre les allées. J’aime cette atmosphère si particulière, propre aux matins de cette saison. Elle a le don de m’apaiser.
Je choisis mes pommes. Ferais-je une tarte ? De la compote peut-être. Je réfléchis en même temps aux menus de la semaine tout en regardant les autres légumes sur l'étalage du maraîcher. Je ne sais quoi acheter, tout est si appétissant et attirant, me donnant de multiples envies de cuisiner. C’est sans compter les goûts de chacun de mes enfants qui sont en train de lorgner sur les grappes de raisins. Les grains sont gros et bien juteux. Ils donnent l’eau à la bouche et surtout, ils me ramènent très vite à la réalité. Cette semaine, les repas seront simples et rapides, la routine et son organisation au millimètre me rattrapent bien vite.
_ Maman, maman, on peut aller près de la scène ? S’il te plait !! Les musiciens s’installent.
Je ne me rappelle plus ce que je leur ai répondu, absorbée dans mes pensées organisatrices. Sans doute un vague : _ Attendez votre père, il vous accompagne. Avec un regard vers le principal intéressé qui d’un hochement de tête consent à accompagner notre progéniture remuante et curieuse.
Et puis j'ai entendu, le geste suspendu, une pomme toujours dans la main. Quelques notes et les souvenirs qui refluent dans une grande vague de nostalgie. Ils ont coulé sur moi en cascade sans que je ne puisse les arrêter. Ils se sont déversés ravivant les joies et les peines.
C'était hier et pourtant c'était il y a bien longtemps. Dans un temps d'innocence, où la vie me paraissait si simple. Cette douce mélodie m'a prise au dépourvue. Il y avait des années que je l’avais rangé dans les méandres de ma mémoire et puis oubliée. Juste ces trois notes et ce rythme lancinant. Juste le son de ce piano sorti de nulle part et porté par le vent. Juste… juste ça et me revoilà des années en arrière. Me revoici dans une autre vie que je m’étais promise d’oublier.
La musique, toujours la musique. Immanquablement la musique. Jamais sans elle, jamais loin, mais jamais proche non plus. Et puis mon père, au milieu. Les rideaux lourds en velours rouge découvrant la scène et le piano, des applaudissements à l’infini, des rappels et des ovations à n’en plus finir. Cet être adulé de tous et inconnu de moi. De mon père, tout le monde possède une anecdote, un moment partagé, une signature en bas d’un programme, un geste, une parole, un sourire. Pas moi. Mon père, tout le monde le connaît, tout le monde en a entendu parler. Mais pour moi il est cet homme intouchable et inabordable.
C’était chez nous ou ailleurs, dans la salle au fond du pub ou sur scène. Des scènes plus ou moins grandes, une foule plus ou moins importante. Il y avait Jacques, et puis Jean aussi et Irène. Je ne pouvais m’empêcher de les admirer, tous. Si grands, si beaux, si adultes. Et moi, petite fille introvertie, toujours cachée dans les coulisses, derrière les rideaux ou la porte de notre salon pour ne pas être aperçue. J’étais invisible à leurs yeux, invisible à ses yeux.
Alors, souvent, je m'endormais les yeux mouillés de larmes, dans les bras des babysitters payées pour remplacer mes parents. Je me réveillais le matin, le visage chiffonné, les yeux gonflés, les vêtements froissés.
Mes parents, tout juste rentrés, les traits tirés, une odeur d'alcool et de tabac se dégageant de leurs vêtements, le salon enfumé, les yeux dans le vague, de la musique plein la tête, un simple salut de la main, avant que je ne prenne la route pour l’école. Ils étaient seuls, parfois non. De la musique résonnait sur le tourne disque.
Parfois ma mère restait avec moi lorsque mon père partait en tournée. Je pouvais profiter pleinement de notre tête à tête, d’un peu d’attention dont je manquais cruellement. Une certaine complicité s’installait, mais elle s’évanouissait instantanément au retour de mon père.
De mon père, je ne garde que les silences infinis en sa présence, son indifférence feinte ou véritable à mon égard. Sa voix grave et pénétrante, profonde et sombre les rares fois où il s’adressait à moi. Moi, l’enfant, moi l’élément perturbateur. Je conserve de lui sa prestance et sa présence, son aura et sa résonance partout où il se déplaçait.
Mais de mon père, je ne me souviens pas de son visage. Je ne vois que du brouillard. Il y a bien les photos dans les journaux et autres magazines, d’innombrables photos même. Et puis, il y a celles aussi gardées précieusement dans l’album de ma mère. Celles que je n’ose pas approcher, conservées comme des reliques, un trophée, un ultime souvenir. Mais un souvenir qui ne me parle pas. Parce que dans ma mémoire, il n’y a que de la brume, épaisse, impénétrable, brouillant ses yeux marrons, son sourire en coin, sa fossette sur le menton et ses traits fins. J’ai beau chercher, rien ne me revient.
De mon père, je ne me souviens de rien d’autre que ses chaussures. Toujours noires, brillantes et bien cirées. De cela je me souviens. Un fait marquant pour moi, enfant, qui revenait toujours de l’école les chaussures crottées, poussiéreuses d’avoir joué, abîmées et râpées d’avoir traînées dans la cour de récréation ou dans le sous bois. La brillance de ses chaussures m’attirait, elles luisaient sous la lumière jouant avec elle. Chaque mouvement reflétait une lueur que je pensais magique. J’aimais les observer, cachée sous le piano. J’avais l’impression de partager ainsi quelque chose de secret avec lui sans avoir son regard accusateur posé sur moi. Je revois les chaussures de mon père.
De mon père, immense pianiste reconnu dans le monde entier, je ne garde que ces trois notes suspendues et ses chaussures noires immaculées, mes yeux plein de larmes.
_ Alors madame ? Vous les prenez, les tomates ?
_ Oui, 1 kilo s'il vous plaît.
Fin de la rêverie, retour dans la foule et la réalité de ce marché un dimanche matin d’automne au son du piano de ce musicien sur la scène ouverte de ce cabaret en plein air. Je sèche mes larmes d’un revers de main. C’est aujourd’hui, c’était hier, ou il y a bien longtemps, c’était dans une autre vie.
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