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    Clana le 23 mai 2022
    Bonjour,
    Je découvre ce groupe et cet atelier d'écriture.
    J'ai lu vos textes avec beaucoup d'intérêt.
    Voici ma contribution pour le thème du mois de mai.

    Un matin de mars

    Tu as quitté la maison à 8h30 dans la fraîcheur douce de ce début de mars.
    Tu as embrassé ta femme, vous vous êtes souhaité une bonne matinée, dit "à plus tard", ou "à tout à l'heure", ou peut-être autre chose, comment s'en souvenir? De petites phrases anodines et rituelles, qui tissent la continuité, qui nous laissent dans l'illusion que notre temps n'a pas de fin et qu'il y aura toujours un "à plus tard".

    Tu avais revêtu ton beau manteau beige, le tout neuf, acheté récemment, et dont tout le monde te disait qu'il t'allait bien. Tu recevais ce compliment avec un plaisir que l'on devinait dans ton sourire discret et un petit éclat de malice dans les yeux.

    Tu as emprunté à pieds ton chemin habituel, ou peut-être un autre, pour te rendre à une réunion hebdomadaire de travail. Tu nous en parlais parfois. C'était une association? Une fondation? On ne savait pas trop, tu faisais tant de choses, t'impliquais dans tant d'activités, connaissais tant de monde. On t'entendait nous raconter, sans assez t'écouter, mais ce n'était sans doute pas si grave. Tu aimais ce que tu faisais. Tu aimais être dans la vie, en contact.

    Par où es-tu passé ce matin-là? Une rue après l'autre, dans l'air doux et frais de cette matinée de mars, as-tu croisé des passants, envoyé des saluts, eu une petite conversation sur la météo avec un voisin, un commerçant?
    A quoi as-tu pensé ce matin-là? A ta famille, à tous tes projets en cours, à ce que tu allais manger le midi, à ce que tu avais fait la veille...? Ou peut-être à rien, peut-être t'es-tu laissé porter par les bruits de la ville, par le nom des rues que tu parcourais, par les couleurs et le soleil frileux, par un point de vue original que tu aurais pu prendre en photo, par des petits détails graphiques imperceptibles pour beaucoup, mais que tu savais, toi, repérer mieux que personne.

    Tu es arrivé sur cette grande place qui t'avait vu vivre quelques années de ton enfance. Elle devait être animée à cette heure. Les habitués du bar, les clients de la pharmacie, les parents de l'école proche; peut-être le tram est-il passé aussi, déversant son lot de passants. Cela grouillait probablement de vie, de monde, de bruits.

    Que s'est-il passé au moment de ta chute? Un fil qui s'est rompu dans ton cerveau? Un circuit qui s'est détourné de ses fonctions habituelles? Un truc ou un machin qui a grippé la machine?
    Que s'est-il passé?
    Où était ton esprit quand on est venu à ton secours? Quand on t'a pris la main, appelé le 15, effectué sur toi les gestes de premier secours?
    As-tu vu ta vie défiler en accéléré comme on le dit parfois? Quels éléments te sont revenus? De ceux de ton enfance, de ta vie active, de ta vie d'homme, de père, de grand-père? Quels visages te sont apparus? Quels fantômes sont venus à toi?
    As-tu prononcé "tes derniers mots", as-tu eu une "dernière pensée", celle de la satisfaction d'une belle vie accomplie, ou celle d'un regret qu'elle prenne fin?

    Nous ne le savons pas. Nous, nous n'étions pas là, occupés à nos vies ordinaires d'un jeudi ordinaire.
    Tu es mort à 9h43, sans que nous soyons à tes côtés, et en nous laissant avec toutes ces interrogations qui resteront à jamais en suspens.

    Pour nous, il y a seulement eu le coup de téléphone qui déboussole, le moment d'incrédulité, d'incompréhension.
    Et puis le commissariat, l'agent qui nous remet ton téléphone, tes lunettes, ton portefeuille, et ton beau manteau beige désormais vide de toi.
    Et puis toute la suite.
    Et aujourd'hui. Quand il faut apprendre à faire d'une présence un souvenir.

    Tu nous as quittés Papa. Tu es parti dans la fraîche douceur de cette matinée de mars.
    Il y aura définitivement dans nos vies un avant et un après ce matin-là.
    agirlinindia le 24 mai 2022
    à Clana  magnifique hommage
    Clana le 24 mai 2022
    Merci agirlinindia  , j'aime aussi beaucoup votre texte. Y aura t il une suite ?
    JML38 le 24 mai 2022
    Clana  
    Votre texte est très émouvant et joliment écrit.
    Clana le 24 mai 2022
    Merci JML38  .
    Le vôtre est très drôle ! Quelle trouvaille ce PA2022 😉
    agirlinindia le 24 mai 2022
    Clana a dit :

    Merci agirlinindia  , j'aime aussi beaucoup votre texte. Y aura t il une suite ?


    tiens, vous n'êtes pas la seule à me demander ça !
    EveLyneV le 26 mai 2022
    Ce matin-là, il sut.

    Sous ses yeux, le ballet habituel des véhicules s’exécutait depuis plus d’une heure. Les uns tournaient à gauche s’orientant vers le quartier des affaires, d’autres bifurquaient à droite afin de rejoindre les grands axes, des conducteurs omettaient d’actionner leurs clignotants, surprenant ceux qui les talonnaient, et déclenchaient des ripostes sonores de la part des sempiternels énervés, la plupart se dirigeaient tout droit vers les feux tricolores. Sur les trottoirs en béton, les piétons se pressaient, se bousculaient, percutaient celui qui sortait, nonchalant, d’une porte cochère et s’arrêtait le temps d’allumer et de savourer la première cigarette, certains empruntaient la chaussée afin de dépasser les landaus poussés par des mères, déjà épuisées, des agiles slalomaient dans un dédale de jambes qui s’agitaient frénétiquement. La plupart s’engouffraient dans l’escalier qui menait au métro. Beaucoup, notamment les cyclistes, n’attendaient pas le feu vert, qui leur assurait une traversée en sécurité, et il en comptait encore, trop nombreux, qui se détournaient  des passages piétonniers, mettant leur vie en danger. Son regard fut attiré par un garçonnet qui tirait la main de son père, l’attirant vers les traits jaunes. De l’autre côté de la rue, devant le bar ouvert très tôt, un homme buvait un café, il fut évité de justesse par un jeune qui entra en  courant. À l’intérieur, derrière les larges vitres, des gens assis à des tables prenaient un « breakfast sur le pouce », comme indiqué sur la devanture en lettres blanches, ou leur temps.
    Vincent se dit que ce chaos organisé prendrait fin quand chacun aurait atteint sa destination finale.
    Mistigri le rejoignit sur le balcon. Vincent se pencha et caressa doucement la tête du chien, recueilli quelques années auparavant alors qu’il errait, malheureux, dans la rue. Chloé avait décrété :
    — Nous l’appelons Mistigri…
    — C’est un chien, avait-il répliqué, surpris.
    — Quand j’étais enfant, mon chat se nommait Mistigri, j’aime bien, avait-elle insisté avec son léger accent. Elle parlait parfaitement la langue grâce à son origine française, mais conservait une intonation particulière, due à sa langue maternelle.
    Chloé, jeune fille au pair, dans l’immeuble où il vivait avec ses parents, partie, revenue et finalement résidente en France depuis leur mariage, quarante ans auparavant. Elle n’avait plus guère de contacts avec les siens, si loin.

    Il ferma la fenêtre à double vitrage du balcon, le bruit de la rue s’atténua. Il se dirigea vers la cuisine. Sur la table, son bol et un sachet de thé, qu’il avait machinalement sorti, par habitude. La machine à café produisait un son fatigué… le grille-pain, un vieil appareil,  proposait ses tranches grillées presque à point.

    Il songea aux derniers jours.
    L’avant-veille, il avait accompagné Chloé à son pot de départ, elle était née un jour avant lui. Ils rirent beaucoup, elle pleura aussi, ce qui n’était pas son genre, mais il ne l’empêcha pas, il la savait si triste de quitter son emploi.
    La veille, il cessait également ses fonctions et, hier matin, pour son dernier jour, elle l’avait observé depuis le balcon, une première puisque jusqu’alors ils partaient ensemble. Elle avait agité la main longtemps jusqu’au moment où il commença à descendre dans le métro. Il reviendrait la chercher afin, qu’à son tour, elle assiste au cocktail de départ de son mari. Ce moment de « clôture », lui n’en voulait pas, mais il dut s’y résigner :
    — Enfin, Vincent, mon vieux, on vous prépare une fête, normal après ces décennies d’investissement dans la boîte ! on fera ça la veille du réveillon de Noël, on entamera les festivités, avait décrété, un mois plus tôt, le patron, un homme jeune, vigoureux qui lui avait lancé une claque dans le dos.
    C’était la veille.

    Comme prévu, dans l’après-midi, il quitta son bureau propre, bien rangé, avertit sa secrétaire qui lui sourit tristement et revint dans l’appartement. Il introduisit la clef dans la serrure, mais contre toute attente, Mistigri n’aboya pas. Il pensa qu’ils se promenaient… Cependant, dès le vestibule, il discerna des gémissements et vit le chien, lové contre Chloé, allongée sur le sol, inerte. Vincent s’agenouilla et parla. Mais elle ne bougeait pas et il remarqua sa pâleur. Il détecta un léger souffle. Il appela les secours, qui arrivèrent rapidement même si, dans ces situations, le temps paraît fort long.
    — On l’emmène à l’hôpital, là-bas ils feront ce qu’il faut ! expliqua un pompier après les premiers soins. Vous l’accompagnez ?
    Dans le véhicule, Vincent demanda :
    —  Qu’a-t-elle ?
    — Le coeur, lui répondit-on, patiemment, une fois de plus.
    Son cœur, qu’elle ne ménageait pas. Avant de le connaître, dans son pays, pendant sa jeunesse, elle avait eu un enfant, décédé à un an. Alors, elle ne voulait pas tenter une autre naissance. Cependant, pour combler  son trop-plein d’affection, elle consacrait les samedis à s’occuper des plus fragiles.
    À l’hôpital, Vincent ne fut pas autorisé à la suivre. On le refoula dans la salle d’attente puis plus loin, prétextant les barrières sanitaires obligatoires. Il s’exila jusque dans la vaste entrée. Il attendit, attendit, attendit… Il téléphona à son patron qui répondit :
    — C’est une blague Vincent ? Ne pas assister à votre port de départ… mais c’est pour vous, mon vieux… Votre femme, pas bien… Elle a ingurgité trop de chocolats, c’est l’époque, mon épouse est pareille… Souhaitez-lui un bon rétablissement… 
    Et il avait raccroché d’un coup aussi sec que ses claques dans le dos.
    Vincent appela Irène, la patronne de Chloé :
    — C’est bien Vincent, mais je vous rappelle que Chloé ne travaille plus, elle a pris sa retraite, alors, bien sûr elle ne prendra pas son poste demain… que se passe-t-il ?
    Il expliqua.
    — Oh, je suis désolée ! Tenez-moi au courant, et si vous avez besoin de quelque chose…
    Elle aussi raccrocha la première.
    Il retourna dans la salle d’attente. Un interne  lui fit signe, et sous son masque il lui parla.
    — Ah ! je peux la voir alors…
    Les yeux de l’interne s’assombrirent, cherchèrent un autre interlocuteur puis se posèrent à nouveau sur Vincent, l’homme retira son masque et répéta :
    — Nous n’avons rien pu faire… vous pouvez la voir.
    Il arrêta une infirmière et lui dit quelques mots.
    Elle conduisit Vincent dans une pièce. Il s’immobilisa sur le seuil. Chloé disparaissait sous un drap blanc.
    — Allez-y avant qu’on l’emmène…
    — Où ?
    — À la… enfin, vous… vous la verrez demain et il faudra faire les démarches vite, parce qu’on n’a pas trop de places…
    Il entra lentement. Fit glisser le tissu. Le visage tant aimé, d’une blancheur immaculée, nu sans son maquillage coutumier, ne réagissait pas, les yeux fermés ne le regardaient pas d’un air malicieux, et rien ne déclenchait sa fossette sur le menton. Il posa sa bouche chaude sur son front froid, son nez froid, sa bouche froide.
    L’infirmière le prévint :
    — Mes collègues arrivent.
    Ils la firent glisser sur un brancard.
    — Vous voulez appeler quelqu’un ?
    — Non.
    — Vous connaissez quelqu’un chez qui aller ce soir ?
    — Non.
    — Vous êtes venu comment ?
    — Avec les pompiers.
    — J’appelle un taxi ?
    — Non.
    — Ça va ?
    — Non.
    C’était la veille.
    Il quitta les lieux et la forte luminosité artificielle. Dépourvu de lune, le ciel obscur au-dessus de la lumière jaunâtre des lampadaires le surprit. Il marcha, monta dans le premier bus qui s’arrêta. Réalisa qu’il s’éloignait de l’appartement. Descendit. Héla un taxi. Revint, attrapa la laisse qu’il attacha au collier et ils se promenèrent dans la rue. Les pensées le taraudaient. Pourquoi Chloé l’avait-elle regardé si longuement  le matin ? Une intuition ? elle y croyait fermement, lui absolument pas ! Savait-elle déjà qu’elle ne le reverrait jamais ? Lui ne s’en doutait pas ! Il était né exactement dix-huit heures après elle, il compta… peut-être pendant la nuit, son cœur aussi s’affaiblirait… Il plaignit Mistigri… Ils passèrent devant le bar et Vincent entendit :
    — Dans dix minutes, on ferme.
    Ils entrèrent dans la salle où trônait un arbre de Noël, il commanda un café et, avec Mistigri, rentra chez lui.
    C’était la veille.

    Ce matin, il se réveilla sur le sofa dans le salon. Autour de lui s’étalaient des photographies d’elle, à ses pieds s’ouvraient des boîtes dans lesquelles Chloé les classait. Son regard parcourut la pièce.  Il se prépara, s’activa un peu dans la cuisine et se rendit sur le balcon. Il surveilla le monde des actifs, tel un intrus. Irait-il à gauche ? non, il ne travaillait plus. À droite ? sans Chloé, exit l’école buissonnière et les grands axes.

    Ce matin-là, il comprit que le destin lui infligeait une vie différente, avec Mistigri, toute droite, jusqu’au feu  rouge, un jour… dans une immense détresse, qui se transformerait en une succession de désarrois, et la plus profonde des solitudes. Il ne célèbrerait plus Noël. Jamais.
    EveLyneV le 26 mai 2022
    Ce matin-là, fort impatiente, elle sauta de la couchette et se précipita sur son maigre déjeuner
    Ce matin-là, soucieuse, elle soigna sa tenue vestimentaire et appliqua, scrupuleusement, chacune des règles devenues obligatoires
    Ce matin-là, portée par l’énergie de l’enfance, elle papotait continuellement et souriait
    Ce matin-là, particulièrement sérieuse, elle vérifia ses affaires une dernière fois, ses crayons, ses cahiers et ses livres
    Ce matin-là, tendre, elle embrassa sa mère et les jeunes enfants
    Ce matin-là, gamine joyeuse, elle quitta le domicile en riant et rattrapa le groupe de ses camarades en courant
    Ce matin-là, fillette légère, elle franchit le seuil de ce lieu nécessaire et vénéré qui lui avait tant manqué
    Ce matin-là, élève respectueuse, elle salua la professeure que les filles n’avaient pas vue depuis de si longs mois
    Ce matin-là, femme en devenir, heureuse, elle n’anticipait pas la fermeture de son école, déjà, en fin de matinée.

    Je choisis d’insérer ce court texte, hors concours, un rappel à ne jamais oublier notre chance, dans notre pays, à bénéficier de l’instruction obligatoire, la culture, que nous soyons fille ou garçon.
    EveLyneV le 26 mai 2022
    Clana,
    L'écriture est un acte extraordinaire, la mise en mots, une thérapie.
    LEFRANCOIS le 27 mai 2022
    Vous allez rire, je propose pour le mois de mai le même texte qu'en avril. Personne ne rit... Mais j'ai modifié le texte, simplifié, changé la fin. Bref, c'est le même, mais différent. J'écris beaucoup mais pas trop en pensant à babelio, car j'ai deux contes en cours de finition. Voici le texte proposé :

    Hasard heureux ou destin cruel ?
     
    Ce matin-là, un homme barbu se dressa devant moi, revêtu d’une cape blanche, tenant à la main une branche de cerisier en fleurs. Il n’était pas là par hasard. Le corps écorché du ciel pissait le sang et noyait la terre. L’eau des rivières se gorgeait de poison et le vin tournait dans les cruches.
    La terre soudain trembla. Les meubles se mirent à bouger, les verres à s’entrechoquer. Des livres tombèrent de la bibliothèque dans un fracas épouvantable. Des secousses telluriques encore plus fortes que celles de la veille secouèrent la ville et ses habitations.
    Dans toutes les maisons, les hommes ressentirent un malaise, certains tombèrent sur le sol en gémissant et les femmes plièrent les genoux pour prier en suppliant un Dieu tout puissant de leur venir en aide. Le ciel, hélas, resta désespérément vide et muet.
    Les savants dans leur bibliothèque se mirent à claquer des dents, car ils savaient que la nuit des nuits touchait à sa fin et que la porte secrète des catastrophes allait s’ouvrir, libérant toutes les forces mauvaises accumulées depuis tant d’années, depuis tant de siècles. « La catastrophe finale est annoncée » clamèrent les adeptes de la fin des temps. Le temps des grandes catastrophes était-il réellement venu ?
     
    Je ne croyais en aucune manière à toutes ces prédictions fumeuses prenant naissance dans des cerveaux faibles et illuminés. Cependant, j’avais lu dans des grimoires trouvés dans une brocante que le devoir des yeux était d’inventer l’invisible.
    Je n’avais pas cru à ces paroles obscures jusqu’au jour où j’avais assisté à un spectacle curieux pendant lequel un aveugle révélait aux personnes assistant à ses tours de passe-passe quels étaient leurs secrets, ceux qu’ils gardaient enfouis dans leurs cerveaux comme les plus précieux des trésors. C’était comme si cet aveugle avait un accès immédiat à leur inconscient. Les personnes ainsi révélées à elles-mêmes devant la foule des témoins se purgeaient instantanément de leur sang et présentaient un visage livide, défait, vidé de tout sentiment. Toute parcelle de vie semblait les avoir soudainement quittés.
     
    Ainsi l’aveugle faisait la preuve qu’on pouvait voir l’invisible sans qu’il soit capable lui-même de s’orienter dans le monde visible. Cette scène m’avait convaincu qu’il y avait, au-delà du monde visible familier, celui que nous fréquentons au quotidien, un inframonde inconnu peuplé de créatures disgracieuses, dragons, hydres visqueuses, chimères, harpies, monstres volants, gorgones, manticores, tarasques… Toutes ces créatures attendaient l’occasion de franchir la frontière les séparant de notre monde. Pour elles, catastrophe signifiait délivrance, éclatement des frontières entre l’inframonde et le monde réel. Les tremblements de terre observés annonçaient-ils un banal réveil du volcanisme ou étaient-ils un des signes de l’apocalypse prochaine ?
     
    N’est-ce pas un grand philosophe allemand qui disait que la coïncidence du réel avec l’irréel est l’effet d’une ruse ? Et cette ruse, quelle que soit sa nature profonde, semblait se diluer, s’affaiblir, s’effacer en cette aube étrange qui ne ressemblait à aucune autre. Les frontières s’effacaient. L’irréel semblait plus vrai, plus concret, plus oppressant que la triste banalité de notre vie quotidienne. Un mystère encore plus obscur était-il sur le point de se dévoiler ?
     
    Toutes ces idées contradictoires m’avaient fragilisé, déstabilisé. Tout ce qui était impossible devenait pour moi réalisable. Je croyais désormais aux fantômes, aux démons invisibles, aux martiens, aux puissances occultes. Je devenais de plus en plus perméable aux idées les plus farfelues, aux théories les plus extrêmes, aux sentiments les plus instables. Plus rien ne m’étonnait, c’est pourquoi je ne fus pas surpris par l’apparition de cet homme au look baroque avec sa cape blanche de magicien et son air d’outre-tombe, sur le seuil de ma porte.
     
    Il fit trois pas dans ma direction, brandit sa branche de cerisier et m’en toucha l’épaule. D’une voix forte et claire, il prononça ces mots :
    - va et sauve le monde ! 
    La surprise me laissa sans voix, balançant entre le rire et la consternation. J’hésitai à poser une question, cependant elle m’échappa brusquement des lèvres :
    - mais qui êtes-vous et que voulez-vous ? Que dois-je faire ? Je ne suis qu’un homme sans qualité, sans pouvoir d’aucune sorte…
    Alors, devant mon air incrédule, il répéta avec conviction :
    - va et sauve le monde, toi seul en es capable. Aie confiance en toi, tu repousseras les sceptiques, les peureux, les incrédules dans la banalité de leur quotidien où ils resteront recroquevillés. Sois courageux.
    - Je veux bien, monsieur, mais qui êtes-vous ? Et pourquoi moi ? Vous devez vous tromper de personne, car je suis un être humain ordinaire, je ne possède aucun pouvoir particulier.
    - Tu dois découvrir toi-même qui tu es. Je t’ai choisi, ne me déçois pas…
     
    Sur ces mots, il se retourna et s’éloigna en direction de la ville, me laissant embarrassé et perplexe. J’étais dépassé !
     
    - Il m’a choisi, moi, et pour sauver le monde ! C’est un fou, un illuminé, un de ces individus qui se prennent pour un prophète ou la réincarnation d’un Dieu périmé dont tout le monde a oublié le nom. Qu’est-ce que je vais raconter à ma femme quand je vais lui raconter cette aventure… elle va m’accuser d’avoir un peu trop picolé !
     
    Par prudence, une fois rentré à la maison, je n’en soufflai pas un mot à mon épouse. Bien qu’elle soit assez crédule, je la croyais capable d’imaginer que je l’embobinais pour cacher ma culpabilité à propos d’une mésaventure dont j’aurais oublié de lui parler.
     
    Assis sur le canapé de la salle à manger, j’ouvris la télévision. C’était le moment des informations générales. Le speaker annonça un flash d’information spécial. Le reporter, un correspondant permanent de la chaîne, téléphonait depuis la cordillère des Andes. Une éruption monstrueuse avait craché un nuage de poussière à 15 km d’altitude. Il faisait mention de plusieurs autres éruptions de volcans situés dans la même région. Ces derniers étaient pourtant éteints depuis des centaines d’années. Il signalait que des tremblements de terre d’une violence inouïe avaient ravagé la capitale du Chili. La ville de Mendoza en Argentine avait aussi été touchée et partiellement détruite. La liste des destructions n’en finissait pas.
    Le flash s’interrompit et une liaison fut établie avec un autre correspondant situé à Bali dans l’indo-pacifique. Là aussi le Krakatoa était entré en éruption, une vague de boue avait dévalé du volcan à la vitesse de 400 km/h, rasant tous les villages à proximité. D’autres informations révélaient qu’au Japon le Fuji-Jama s’était réveillé et crachait le feu. En Italie, l’Etna, dont on connaît l’incessante mais faible activité, avait montré des signes inquiétants avec des projections importantes de lave en fusion menaçant Catane. Le Stromboli, dans les îles éoliennes, avait carrément explosé interdisant toute activité touristique, et tuant trois scientifiques chargés de le surveiller. Le mont Discovery situé en Antarctique, dont la dernière éruption datait de 1,8 million d’années, était brusquement sorti de son assoupissement. D’autres volcans situés dans les îles de la déception et dans les îles Bridgeman et Paulet avaient, eux aussi, connu un réveil cataclysmique.
    Comment expliquer les brutales reprises d’activité de tous ces volcans, simultanément, en plusieurs points du globe ? Les scientifiques du monde entier interrogés par le speaker déclaraient se pencher sur la question et avouaient piteusement leur étonnement. En fait, ils n’en savaient rien…
     
    Toutes ces informations sidérantes m’avaient scotché sur ma chaise. Ma gorge était sèche et ma tête enfiévrée. Je faisais une crise d’angoisse. Était-ce à cause de la catastrophe annoncée par l’espèce de mage qui m’avait apostrophé ? En quoi pouvais-je avec mes seules mains apaiser la croûte terrestre tout entière ?
     
    Ma femme qui avait dressé, pendant ce temps, la table et versé la soupe dans mon assiette remarqua mon trouble. Il m’était impossible d’avaler une gorgée de ce liquide brûlant sans penser que bientôt nous serions tous engloutis par une coulée de lave approchant les 600 degrés qui dévalerait des montagnes pour anéantir des villes aussi peuplées que Naples, Catane, peut être Clermont-Ferrand si les volcans d’Auvergne venaient eux aussi à se réveiller. Entretemps, le poste annonçait l’éruption du mont Agung à Bali proche des villes touristiques de Kuta et Seminiak, et du Fuji-Jama dont les coulées de lave menaçaient Tokyo et ses 14 millions d’habitants.
    La liste des catastrophes semblait inachevée. Elle augmentait d’heure en heure. Le poste de télévision, lui-même, semblait en surchauffe. La maison à son tour s’était mise à trembler, comme si le métro passait subitement sous la pièce. La secousse faisait trembler ma chaise, la soupe dans mon assiette, le lustre au-dessus de nous. Le poste n’arrêtait pas d’annoncer de nouvelles catastrophes. La terre tout entière semblait atteinte de convulsions.
     
    Pour arrêter la montée de mon angoisse, j’éteignis le poste et prétextai une grosse migraine pour aller me coucher. Ma femme ne posa pas de questions, mais elle me guettait du coin de l’œil. Elle s’interrogeait visiblement sur mon état mental et pensait probablement que j’avais fait une grosse bêtise.
    LEFRANCOIS le 27 mai 2022
    (suite)
    Épuisé, je m’endormis rapidement. Mon sommeil était traversé d’images effrayantes où j’étais cerné par la lave incandescente. La ville elle-même et notre pavillon de banlieue disparaissaient sous des fleuves de cendres et de boue.
    M’étais-je réveillé ou étais-je encore plongé dans mon sommeil, je ne saurai rien affirmer. Mon corps était tendu, mes yeux écarquillés scrutaient l’espace de la chambre et mon cerveau avait basculé malgré moi en mode vigilance quand, tout d’un coup, je vis distinctement une énorme boule sortir du fond obscur de l’espace, sur fond de la chambre, et approcher de notre planète. Qu’était-ce donc ?
     
    N’étant pas fan des romans de science-fiction, je me suis demandé d’où sortait cette vision déconcertante. Il devenait de plus en plus clair, à mesure que cette masse immense approchait, qu’elle créait une forte distorsion de l’espace qui bousculait le champ magnétique terrestre et déformait par la force de son champ gravitationnel la forme de la terre. C’est ce qui expliquait que les plaques de la croûte terrestre se trouvaient soudainement pressées ou disjointes les unes des autres, fracturant en certains endroits les continents à leurs points de rencontre ou de rupture.
    La cause de ces catastrophes était claire : c’était cet énorme engin, gros comme une planète représentant 50 fois la taille de la terre qui perturbait notre environnement.
    Je reçus alors comme une décharge électrique, la vision se transforma et je vis au pied de mon lit l’homme avec sa cape blanche et sa branche de cerisier en fleur. Il me regarda et me tendit la branche fleurie. Il me sembla si réel que je repoussai l’idée saugrenue que cette apparition n’était rien d’autre qu’une sorte d’hologramme. Je n’étais sûr de rien.
    Il prit la parole d’une voix douce, mais ferme :
    - Tu dois rencontrer les envoyés de cette planète mystérieuse et te sacrifier pour sauver tes frères humains. C’est moi qui t’ai choisi, sur un coup de dés, fruit du hasard. Je ne pouvais pas désigner quelqu’un en le contraignant. Seul le hasard t’a choisi, pas moi. Acceptes-tu de te sacrifier pour l’amour de tes semblables, de ta femme et de tes enfants ?
     
    Encore ensommeillé, je me demandais si j’étais encore dans mon rêve ou dans la réalité. Tout semblait si invraisemblable ! Reprenant mes esprits, je devinai avant même qu’il m’adresse la parole à nouveau qu’un rôle important m’avait été confié. Je ne pouvais pas décevoir. Mon cerveau se refusait à fonctionner normalement et je me résolus à poser la seule question qui me torturait l’esprit.
    - Mais pourquoi les gens de cette planète ont-ils besoin de moi ?
    - Leur peuple s’éteint, leurs gènes sont corrompus. Il leur faut étudier ton patrimoine génétique et l’utiliser pour revigorer leurs descendants. Tu ne sauves pas que ton peuple, tu sauves également une civilisation inconnue. Toi seul pourras profiter de cette civilisation, car tu voyageras avec eux et ils te chériront comme un père. Acceptes-tu cette mission ?
     
    Assis au bord du lit, je me retournai et je vis que ma femme dormait d’un sommeil lourd et indifférent. Il y avait longtemps que notre couple battait de l’aile, que l’habitude avait dégradé nos sentiments l’un pour l’autre. Une vague tendresse m’unissait encore à elle, mais les feux de l’amour s’étaient éteints. Je décidai de lui laisser quand même un message. Je griffonnai pour elle quelques mots tendres sur une feuille de papier.
     
    En arrivant dans la cuisine, par la fenêtre, je vis une lueur qui descendait du ciel et se posait dans la rue déserte. Il était 4 heures du matin. Je m’habillai et descendis dans la rue. Du vaisseau, une sorte d’échelle coulissa et une grande porte s’ouvrit. Je pris le chemin de l’engin et pénétrai dans ce qui semblait être un sas. Les parois étaient constituées d’une enveloppe métallique brillante. Nous montâmes d’un étage et nous arrivâmes dans une grande pièce. Un être caché derrière un paravent vitré me fit signe de m’asseoir. Sa tête dépassa du paravent, il était habillé d’une sorte de blouse verte et d’un calot blanc. Son visage avait une forme que je ne saurais décrire, mais je vis comme un sourire et ses yeux semblaient exprimer soulagement et reconnaissance.
    Le vaisseau décolla sans que je sentisse aucune accélération. Une fois que nous eûmes rejoint la planète géante, une foule d’êtres chaleureux m’accueillit, sortant de pièces situées à gauche et à droite d’un long couloir rectiligne. Tous me montraient un grand respect, saluant ma venue. Certains applaudissaient. Des guides m’installèrent dans une sorte d’appartement confortable équipé d’un lit, d’une salle de bains et d’une foule d’outils et d’écrans dont l’utilité et le fonctionnement m’étaient inconnus. Par le hublot, je vis la terre s’éloigner, rapetisser, disparaître. Le vide noir de l’espace fit place par translation mécanique à un rideau sur lequel était collé une photo de jardin en fleur. Une nouvelle vie commençait pour moi, fruit d’un curieux destin : un simple choix sur un coup de dés !
    À la réflexion, je me suis demandé si, au contraire, je n’avais pas été choisi pour des raisons précises, mais qu’on avait soigneusement omises de me dévoiler. L’inconnu n’était peut-être pas un mage, mais un médecin, et la branche de cerisier non pas un symbole de paix ou une baguette magique, mais une sorte d’outil masqué, ou un simple signe de bienvenue, un bouquet de fleurs en quelque sorte. Pour inspirer confiance, il n’est pas toujours utile de dévoiler toutes ses intentions, tous ses mystères. Les magiciens ne dévoilent pas les secrets de leurs tours. Coup de dés, coïncidence, calcul, manipulation ? Il était peut-être préférable que j’ignore par quels chemins tortueux le hasard m’avait désigné comme candidat à la tâche la plus exaltante du monde.
     
    Quand ma femme se réveilla, elle prépara notre petit déjeuner, me fit boire ma tasse de café et manger une tranche de pain beurré. Elle m’aida aussi pour accomplir ma toilette matinale et m’habiller puis elle me guida jusqu’à l’ambulance qui me conduisit jusqu’à la maison de retraite spécialisée de notre ville, comme prévu. Ainsi je devins le 15ème pensionnaire de l’étage réservé aux malades atteints de démence fronto-temporale et du syndrome confusionnel. Je ne reconnus personne.
    Coparo le 29 mai 2022
    Ce matin-là,

    on t’a trouvée sagement dans ton lit, dans ton pyjama de soie crème, couchée sur le côté gauche, tes cheveux gris flottant autour de toi, l’air détendu, paraît-il, tu n’avais pas souffert, paraît-il. Ce matin-là, tu ne t’es tout simplement pas réveillée.

    Mais comment as-tu pu faire ça ?

    Comment as-tu pu vivre la journée d’avant, aller dans ton jardin, faire tes mots croisés, écouter la radio, te préparer à manger avec gourmandise, contempler la neige sur Belledonne, t’émerveiller d’une fleur qui pointe sa couleur dans le froid revenu, répondre au téléphone, parler au chat.

    Et le soir, faire ta toilette, soigner ta peau de fin papier de soie froissé, mettre ton pyjama préféré, vaquer devant la télévision que tu commentes à voix haute, silhouette fragile de vieille jeune fille fantomatique.

    Comment as-tu pu te glisser voluptueusement dans ton lit douillet de plumes en priant pour que tout le monde sur terre ait un lit, comme chaque soir.

    Savais-tu que c’était ton dernier ?

    Quelle ultime image est restée imprimée sous tes paupières closes ?

    Comment as-tu pu laisser ta vie s’envoler ?

    Ce matin-là, tu ne t’es tout simplement pas réveillée.

    Ce matin-là, tu ne m’as pas attendue, tu n’as pas pu m’attendre, tu es partie seule en avril, bien avant notre rendez-vous de mai.

     
    Firenze, mai 2022

    EveLyneV le 30 mai 2022
    Bonjour,

    Comme d'habitude, je lis avec intérêt les textes.

    Jm38 : un bon divertissement jusqu’à la fin…

    Charlene-bzh : émotion quand tu nous tiens !

    PEYRARD : une mise à niveau efficace… à revoir peut-être...

    Eden2020 : trop réaliste malheureusement ! Courage...

    Franceflamboyant : très documenté. Triste Réalité également. Bien de rappeler l’Histoire en rédigeant des histoires.

    Secondo : très inventif.

    Je continuerai plus tard.
    AnMaHa le 30 mai 2022
    Bonjour, voici ma contribution pour le défi de mai :

    On se lèverait tôt, l'air frais du matin 
    nous accompagnerait sur le chemin
    Le métro serait un train de grande ligne,
    La station, une petite gare de province
    aux machines à café flamboyantes
    jouxtant l'armature métallique de la construction d'antan
    La grande dalle de ciment serait une plage de galets bleus et blancs
    rapportant sur le rivage les récits de l'océan
    Nos doigts courraient sur leurs formes arrondies
    Ecole buissionnière loin des petites touches carrées des claviers

    On se lèverait tôt, l'air frais du matin
    nous accompagnerait sur le chemin
    Le métro serait un petit train de montagne
    nous tirant vers les dernières cimes enneigées
    qui tâchent de blanc la roche dévoilée par le printemps
    Au-dessous, le vert de la forêt éclairci par les jeunes pousses nous accueillerait
    sans logo ni dossier sur un bureau virtuel


    On se lèverait tôt, l'air frais du matin
    nous accompagnerait sur le chemin
    Même le bitume semblerait soutenir nos pas
    Comme ceux que l'on pose, l'un après l'autre, sur les chemins de terre bordant les champs et les enclos
    sous le regard blasé des bovins
    ou curieux du petit âne du coin
    On déjeunerait tranquillement à l'ombre de grands platanes
    Le soleil haut et puissant réchauffant l'air
    qui nous envelopperait dans notre sommeil d'après-midi
    Loin de l'assèchement des tourments qui ne devraient pas être les nôtres

    Il y a des matins où,
    dès potron-minet,
    l'envie de tengeante se fait si forte
    qu'elle l'emporte sur les obligations
    Alors on file en douce
    brandissant le pouce
    en bord de route
    ou se raccrochant à l'imagination

    Ce matin-là
    L'imaginaire n'était qu'un souvenir
    et j'ai souri face à la montagne
    Celle que je vois chaque matin
    celui-là et tous les autres
    désormais.
    AnMaHa le 30 mai 2022
    Je n'ai pas eu le temps de lire tous vos textes, quelques-uns seulement et (trop) rapidement, mais merci pour ces tranches de vie (matinales) ! Une mention à charlene_bzh  pour son texte courageux et émouvant.

    Merci à MalauryMoyen  pour ces défis littéraires, que je suis sporadiquement mais toujours avec plaisir !
    mfrance le 31 mai 2022
    JML38 -  départ en fanfare du défi de mai grâce à ton astéroïde ! Quelle rigolade et quel final !
    Moi: Ahan, toi: Ele, dit Ahan avec un sens inné du dialogue. Et Johankerganec   un sens immé d'une bonne histoire !
    Peyrard   - excellent cette démonstration de l'équation capitaliste !
    Tout aussi excellent le krimenraive de secondo  

    Et dans un registre très différent :
    Très touchée par l'aube de Eden2020   l'accouchement de vibrelivre si bien écrit,
    les enfants de la Creuse de franceflamboyant , une scandaleuse idée qui a pu parfois déboucher sur du meilleur (?)
    et le magnifique texte de agirlinindia , qui à mon sens, n'appelle pas de suite ! au lecteur de se raconter les éventuelles retrouvailles.
    Sans oublier le texte déchirant de EveLyneV   et le bel hommage de Clana
    mfrance le 31 mai 2022
    L'homme à la moto

    Ce n'était pas un jour comme les autres. Ah, ça non.
    Je ne me réveillerais pas au petit matin, pressé de me lever pour avaler un café, courir sous la douche et vivre ma journée comme à l'accoutumée, tambour battant, entre travail et loisirs, et toujours dans l'action du lundi au vendredi ; plus joyeux le vendredi, évidemment, puisque ce jour là, sitôt quitté le bureau, je partais retrouver ma petite amie auprès de qui je passerais deux jours de rêve, deux jours d'amour, de câlins et deux jours à nous raconter l'avenir que nous allions nous créer.
    Depuis que je la connaissais, ma vie avait complètement changé. De garçon un peu léger, j'étais devenu, par la grâce d'un coup de foudre, un amoureux tout ce qu'il y a de sérieux et prêt à s'engager dans une relation au long cours. Non, je n'en revenais pas moi-même d'avoir si rapidement décidé d'aliéner ma liberté. Et je ne regrettais rien, j'aimais et j'étais aimé !
    Du coup tous les vendredis soirs, j'enfourchais mon bolide, en l'occurrence ma petite moto et j'allais retrouver ma douce, à quelque 200 km de là, prendre mon bain de félicité.
    Puis le lundi matin, avant l'aurore, je me tapais la route en sens inverse, la tête pleine de nos baisers et de nos caresses, pressé de voir la semaine s'écouler pour repartir vers le bonheur.

    Le retour, cette nuit-là était difficile, il pleuvait à verse et on n'y voyait goutte ! j'aurais dû m'arrêter, mais je ne pouvais pas, je n'en avais pas le temps. Il me fallait ralentir, oui, c'est bien ce que je faisais, mais c'était insuffisant, la chaussée beaucoup trop glissante m'empêchait de contrôler correctement ma bécane. Tout acharné à maîtriser mon véhicule, je ne vis pas assez tôt le camion dont les phares trouèrent l'obscurité juste en face de moi. Ma moto glissa, je ne pus rien diriger, le camion roulait trop vite, putain, j'allais m'écraser contre le flanc de cet engin, par un réflexe de survie j'ai tenté d'éviter le choc, mais rien à faire, et tout à coup plus rien ! ... je n'avais même pas eu le temps de prendre conscience de ma fin !
    Alors, non, je ne me réveillerais pas tranquillement ce lundi matin là !
    En fait, je ne me réveillerais plus...

    Evidemment, puisque j'étais mort, décédé, canné, enfin rayé de la liste des vivants, destiné à devenir un spectre ou autre chose, ça je ne le savais pas encore.
    J'avais cru comprendre après avoir rendu mon dernier soupir (comme on dit) qu'il fallait patienter un moment avant de savoir exactement quel sort allait nous être dévolu, à nous les frais arrivants dans l'autre monde.

    En attendant, j'étais foutrement peinard, allongé sur la couche de la chambre funéraire et j'avais tout loisir en contemplant famille et amis ou connaissances de comprendre quelle place j'avais occupée dans leurs cœurs.
    Je gisais, inanimé, et bien entendu tout le monde pensait que je ne voyais et n'entendais plus rien ! Erreur ; je voyais et entendais tout. J'ai trouvé ça fabuleux .... enfin pendant un moment seulement.

    Oui, je les ai vus arriver tous en pleurs, maman, mes soeurs, mes copains de bidouille, que j'avais un peu négligés depuis quelques mois, et puis elle, mon amour, ma petite femme chérie, accompagnée de sa meilleure amie, car, comme elle le dit d'entrée de jeu :
    - je ne me sens pas capable d'être seule ici avec lui.
    Ah,bon ? et pourquoi, pourquoi ne pourrait-elle pas demeurer auprès de moi, m'offrir sa chaleur, un dernier baiser, la douceur de sa main tenant la mienne pour me faire le merveilleux cadeau d'un ultime moment de félicité. Pourquoi donc ? Non, elle avait peur ! peur du cadavre que j'étais devenu. Que craignait-elle ? que je la morde ? J'étais un macchabée, pas un zombie !
    J'étais horriblement déçu, il me semblait que ma chérie aurait dû avoir à coeur de rester seule auprès de moi à m'offrir des larmes d'amour, qui, inondant mes joues, auraient donné un peu de chaleur à ma peau glacée.... Mais c'était trop demander apparemment. Elle reniflait et pleurnichait dans les bras de sa copine, ce qui m'a prodigieusement agacé.

    Quant aux autres ! mes copains, rabâchant bêtement mes exploits amoureux, nos beuveries, nos soirées déjantées et s'esclaffant bruyamment de nos conneries. Et les voilà à se remémorer les bons coups que nous avions faits ensemble, tout en se marrant comme des baleines. Mince, j'aurais voulu être avec eux à me gondoler .... Et puis, ils auraient pu avoir quelques mots de sympathie pour moi ; même pas !

    Et ma mère, mes soeurs, geignant autour de mon corps, à ressasser quelques stupides anecdotes sur mon enfance, sans oublier de me critiquer en rappelant les calottes que j'avais pu leur administrer, les tours pendables que j'avais pu leur jouer, leurs jouets que j'avais pris plaisir à écrabouiller, oui, je sais, il n'y avait pas de quoi être fier ...
    Tous ces gens commençaient à me casser singulièrement les pieds.
    En outre, ils avaient tous en commun quelque chose que je n'avais plus : la vie !
    Il n'y avait plus place pour moi ici. Autant aller tout de suite chez Saint-Pierre.


    Alors, je n'ai pas hésité et j'ai frappé à la porte.
    Comme je m'y attendais, Saint-Pierre est venu m'ouvrir.
    Il m'a regardé d'un air surpris et voilà qu'il me dit
    - mais qu'est-ce que tu fous là mon garçon ?
    Je l'ai contemplé, ébahi, la bouche ouverte et l'air un peu con sans doute
    - eh bien, j'arrive, c'est mon tour, c'est bien comme ça que ça se passe, non ?
    Saint-Pierre a éclaté de rire
    - mais enfin, tu sais bien que je n'existe pas, que tout ça c'est de la foutaise.
    Je l'ai regardé, totalement ahuri
    - mais, pas du tout, répondis-je, je vous vois, vous êtes bien là devant moi ! je ne suis pas fou ...
    En voyant son visage hilare, je commençais à m'énerver. Il se foutait de ma gueule ou quoi ?
    Saint-Pierre redevint sérieux et me fixa longuement, l'air inquiet tout à coup
    - enfin, mon p'tit, tu ne vas pas me dire que tu crois à tout ça ?
    - moi, je crois à ce que je vois, répondis-je aigrement et ce que je vois là maintenant, c'est l'entrée du paradis, d'ailleurs j'aperçois des anges là-bas et puis, tout est beau, tout est bleu, tout est serein, j'admire ces merveilleux nuages, je réalise qu'on doit nager dans le bonheur par ici, c'est autrement mieux qu'en bas.
    Saint-Pierre avait l'air de plus en plus gêné. Il me parla sur un ton très doux,
    - Ecoute-moi bien, dit-il, je n'e-xis-te pas, rien de ce que tu crois voir n'est réel. C'est dans ta tête que cela se passe. Il n'y a rien et je ne suis qu'une projection de ton esprit - il insista lourdement, en voyant mon air décontenancé - mais si, je t'assure, je voudrais bien te faire plaisir, mais je ne vais pas te raconter des salades, ça ne sert à rien. Il faut bien que la réalité entre dans ta tête.
    J'étais abasourdi et incapable de proférer le moindre son.
    Saint-Pierre me contemplait avec pitié, sa voix devenait presque inaudible et j'avais peine à saisir ce qu'il me disait
    - tu es mort mon garçon, c'est irrémédiable et la mort t'entraîne fatalement dans le néant ... sa voix s'éteignit peu à peu et son image s'atténua jusqu'à disparaître totalement et alors, je m'abîmai inéluctablement dans le non-être.

    Marie-France Morel
    EveLyneV le 31 mai 2022
    mfrance : merci de votre commentaire. Votre texte, bien mené, et un dernier paragraphe...

    De nombreuses productions de qualité, bravo à tous les "auteurs".
    Clana le 31 mai 2022
    mfrance  , j'adore le texte de l'homme à la moto !

    Et AnMaHa  , votre texte si poétique à la chute délicieuse.
    Cathye le 31 mai 2022
    Bonjour et désolée, je n'ai pas encore lu la production de ce mois-ci. je m'y mets bientôt, promis.

    Ma contribution :


    Le virage de Tamburello
     
    La vie se la coule douce dans les rues de Buenos Aires. Le soleil irradie dans les ruelles. Dans la pleine lumière de ce matin-là, qui se reflète dans la mer, le Corcovado et son Christ Rédempteur, majestueux et impressionnant, déploie, de toute sa hauteur, son emprise sur la ville.
    Et le Pain de Sucre dresse sa silhouette dans la baie de Rio comme pour se rappeler aux amateurs d’escalade.
    Elles sont si belles, les cariocas, lorsqu’elles dansent la samba sur Copa Cabana, qu’on se croirait au cinéma 🎵🎶(paroles de chanson).
    A Santana, lieu de naissance de leur idole, mais aussi dans tout le Brésil, l’attente est toute impatience.
    Les aficionados se pressent devant les images qui inondent les écrans de fortune. La liesse règne dans les Favelas.
    L’enfant du pays, « Beco », véritable légende de son vivant, reste un poids lourd en Amérique du Sud.
    Très tôt et parce qu’il évolue dans un environnement familial aisé et très professionnellement orienté métallurgie, aéronautique, aéroportuaire et industrie automobile brésilienne, il développe rapidement un intérêt pour la vitesse. « Appuyer sur l’accélérateur ou le frein m’amusait ».
    Rapidement, il se fait remarquer sur les circuits de karting. Son mentor de l’époque, surnommé le « Tchê » façonne son talent et l’initie à la mécanique de précision. Il dira que son élève calculait sa trajectoire au millimètre près pour gagner des dixièmes et qu’il a réinventé l’art de piloter un kart.
    Il obtiendra plusieurs victoires sans aucun titre mondial. Cependant, ses qualités de jeune pilote le différencieront des autres, déclarera à l’époque son chef d’équipe, qui affirmera « je crois qu’il est né avec ce don ».
    Puis ce furent des débuts brillants en monoplace, au Royaume Uni. Sa rapidité, alliée à un style très agressif, ne passe pas inaperçue. Il se sait « surveillé » avec assiduité.
    Il ne signa, plus tard, un contrat en Formule 3 si garantie d’un volant en F1 !!! Un tel ultimatum avait de quoi interloquer, même un manager de renom !
    Dès lors, Senna, la gagne, ne cessera d’impressionner.
    Pourtant, malgré sa personnalité taciturne et son caractère de gagneur qui ne lui vaut bien souvent que des animosités, il devient très vite un catalyseur et marque les esprits.   
    Réputé chétif et petit, il n’aura de cesse de fortifier le corps et l’esprit pour progresser car il a vite appris la différence entre une course de catégorie inférieure (1/2 heure) et les grands prix de F1 qui se disputent sur plus de 60 tours à haute vitesse qui requièrent « une forme physique et une force mentale ».
    Doté d’une acuité très rare qui lui confère un avantage certain, car il anticipe le virage qu’il devra amorcer, le Brésilien réalisera de très belles performances sanctionnées par de nombreux podiums, dans les années 80, essentiellement à Monaco, circuit sur lequel il démontrera une aptitude particulière à conduire sur piste détrempée.
    La fièvre de la vitesse figure son crédo et il préfère agir sur les évènements plutôt que de les subir.
    Pour preuve, il déclare, à la fin d’une célèbre course, « du pilotage à l’instinct, comme dans une autre dimension, je n’avais plus conscience des limites. J’ai invité l’erreur et c’est la leçon que j’ai appris ce jour-là ».
    Cependant, contraint à de nombreux abandons, et mathématicien de haut niveau, entre autres, il demeure très investi et appliqué dans le développement des moteurs, auprès de ses ingénieurs, afin de permettre aux monoplaces de trouver un meilleur rythme de course.
    Cependant, la cohabitation ne fut pas toujours aisée avec les autres concurrents. Ni avec le staff tellement il possédait la rage de vaincre et de se hisser à la première place mondiale (consécration en 1988) dans la course automobile.
    Et Monsieur s’arroge parfois le droit de déroger à certaines règles !
    Alors, sa motivation, sa détermination, son ambition démesurée ne favorisent pas les liens. Et le conduisent parfois à commettre des actes répréhensibles, style accrochages provoqués, qui lui valent de nombreuses inimitiés et polémiques (« c’est le paradoxe de ce type, il est le premier à nous mettre dehors et le premier à venir vérifier si nous allons bien » M. Brundle).
    Et introduit une mésentente larvée avec certains gagnants.
    Notamment avec A. Prost, son coéquipier chez McLaren. Depuis plusieurs mois, les rapports entre les deux hommes se sont largement détériorés et la guerre psychologique explose au grand jour en 1989 et se terminera au tribunal de la FIA (Fédération Internationale de l’automobile) à la suite d’une manœuvre, pas très catholique, de la part du brésilien, « victime de son orgueil et de sa nervosité face à son principal rival ».
    Mais on a beau dire, on a beau faire, sa référence, son unique modèle, celui qu’il souhaitait détrôner par n’importe quel moyen, il l’a dit « je le battrai » reste notre champion à nous.
    Mais son esprit de revanche, son comportement et son attitude traduisent une autre vision de Senna, visiblement en conflit avec lui-même, dixit Ron Dennis.
    Pourtant, en 1991, il sera champion du monde, pour la troisième fois !!!
    Cependant, 1993 voit le grand retour de Prost avec lequel Senna ne pourra rivaliser malgré cinq victoires.
    Alain Prost, tout en sagesse, et Ayrton Senna (nom de jeune fille de sa maman, pour mieux se démarquer), tout en pugnacité, deux rivalités exacerbées du fait de leur caractère de champion, qui ont fait les grandes heures de la F1 se retrouvent, à plusieurs reprises, en fin de saison, pour discuter de la nouvelle Williams en développement, mais aussi, et à l’initiative du brésilien, piloter ensemble à Paris-Bercy, une course de Karting de charité, semblant officialiser ainsi leur entente.
    Probablement les meilleurs de leur génération, ces deux pilotes d’exception se portaient, malgré tout, un respect mutuel.
    Aussi, ce matin-là, dimanche 1er mai 1994, les yeux du monde sont-ils braqués sur Bologne.
    L’excitation est à son comble, sur le circuit d’Immola.
    Mais l’inquiétude aussi.
    De nombreux circuits n’ont jamais été aménagés au niveau sécuritaire sous prétexte d’aucun accident mortel, le changement de règlementation et le retrait subit de l’électronique ont vraisemblablement rendu les monoplaces plus imprévisibles, ce dont Senna restait conscient.
    Et lui ne croit plus en la fiabilité de sa monoplace.
    L’accident de Barrichello, le vendredi, également pilote brésilien, lui met des larmes dans les yeux.
    Et La Camarde a déjà frappé ! La veille, l’Autrichien Roland Ratzenberger est victime d’un accident mortel qui affecte profondément Senna, désireux, alors, de ne plus concourir.
    Il pleure sur l’épaule du professeur de l’équipe médicale qui tente de le persuader de « se mettre à la pêche », autrement dit d’arrêter puisqu’il est détendeur de titres de champion du monde et reconnu comme le plus rapide.
    La pression et les intérêts en jeux pèsent sur les épaules de Senna qui n’a plus qu’à ranger ses doutes dans sa poche.
    Il demande alors qu’un drapeau autrichien lui soit remis afin de rendre hommage au pilote disparu sur le podium en cas de victoire.
    Cependant, son intention de reformer un comité de pilotes germe dans sa tête et il en discute avec quelques-uns des autres pilotes. Il s’en ouvre également à Prost qui le trouvera très perturbé et préoccupé par la sécurité des pilotes en général, plus fragile et moins serein que d’habitude.
    Alors qu’il effectue un tour commenté, Senna adresse un message amical à Prost (consultant pourTF1) « …un spécial bonjour à mon…notre ami, Alain. Tu nous manques à tous ».
    Mais La Grande Faucheuse n’en a pas terminé avec ses actions macabres.
    Après le tour de chauffe, les voitures prennent leur place sur la grille de départ du Grand Prix de Saint Marin. En attendant que les feux passent au vert, les moteurs ronflent.
    Puis rugissent dans un bruit d’enfer.
    Des incidents, au départ, obligent les monoplaces au ralenti pendant cinq tours.
    Puis, après un seul tour bouclé à pleine vitesse, septième boucle, il est 14h18 quand Ayrton Senna perd le contrôle de sa voiture.
    Il quitte la piste à 305 km/h, part tout droit dans la courbe ultra-rapide de Tamburello avant de percuter un mur de béton à 212 km/ h.
    Un voile de tristesse a recouvert les yeux du monde entier.
    C’était, il y a 28 ans !





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