leoseba Et voilà !
Belle journée à toutes et à tous !
La dentD’habitude mon super dentiste ne s’y prenait pas comme ça.
Tout d’abord, il me la montrait, avant de la sceller, il redressait le fauteuil, me tendait le miroir, et on en discutait. Lui est masqué, avec son bandana coloré sur la tête, derrière ses grosses lunettes loupes grossissantes. C’est un Africain, et il a la voix la plus grave, profonde et rocailleuse que je connaisse.
- Alors, vous la trouvez comment ?
- Pas mal… Mais elle n’est pas trop blanche, là ?
- Mais non, regardez par rapport à la canine, elle est juste un ton en-dessous. C’est normal, les canines sont toujours plus foncées que les autres dents.
- Et vous ne la trouvez pas trop courte, de ce côté, par rapport à celle de dessous ?
- Non, c’est top, ça passe juste bien pour la mastication. Regardez, ça ne fait même plus de marque mauve quand vous mordillez dans le papier test.
- Je ressens quand même une gêne en bouche !
- C’est normal, vous n’avez pas eu de dent pendant longtemps après l’extraction. Ça crée un manque. Moi elle me semble parfaite. Je la scelle, prenez le temps de vous y habituer, on en reparle la prochaine fois.
- Bon, d’accord, on y va.
Et comme d’habitude mon super dentiste que j’adore, qui est à la pointe de la technique, qui m’a sauvé des dents en fin de vie que n’importe qui aurait extraites, grâce à sa patience, sa technicité, et grâce à son affection pour moi, mon dentiste qui me ruine et en qui j’ai toute confiance, à qui j’apporte des fleurs, comme d’habitude, disais-je, mon dentiste a réussi à me convaincre que tout allait bien et qu’il avait amélioré mon sourire.
Tous les jours je bénis le ciel que les dentistes, les prothésistes et les implants existent. Car les dents sont mon drame. Depuis l’âge de cinq ans je suis sur les fauteuils des dentistes, et Dieu sait que la technique dentaire a évolué et s’est améliorée depuis, grâce au Ciel !
Grâce au Ciel je ne me retrouve pas comme dans certains pays, ou comme au XVIIème siècle, avec une dent sur deux dans la mâchoire, parce que la seule solution, par manque de moyens, c’est d’arracher. Et c’est violent, un arrachage de dent !
- Vous êtes sûr, Docteur, il faut arracher ?
- Malheureusement oui, il n’y a pas d’autre solution. La racine est fendue, ça va se dégrader, vous allez faire une infection. On ne peut pas réparer.
- Vraiment rien à faire d’autre ?
- Allez, ça va bien se passer, je vous fais l’anesthésie et on y va. En dix minutes ce sera fait. Respirez calmement.
Il me renverse sur le fauteuil, je regarde les poissons sur l’écran au-dessus de moi, on est en Mer Rouge. J’essaie d’oublier qu’il me pique, fouaille dans ma bouche, découpe, fait saigner, tourne, creuse, tire, déchiquette, extrait, petit bout par petit bout, ce morceau intime de moi qui meurt.
- Aspirez là, s’il vous plaît, Valérie.
Il est toujours très poli et calme. Valérie, c’est l’assistante. Brune, toujours souriante, petite souris en tenue de sport et basket, elle trottine du matin au soir dans le cabinet fuchsia avec de belles photos et des tableaux aux murs.
- Tenez-moi le lambeau, s’il vous plaît, Valérie !
Le lambeau ??? Ca a dû bien charcuter, ce coup-ci ! J’ai les mains moites, et comme d’habitude je lutte contre l’envie de me lever, de partir, d’hurler « Ca suffit comme ça ! », l’envie de claquer la porte du cabinet fuschia en criant « Terminé les dentistes ! Terminé ! », de traverser la salle d’attente décorée façon Savane Afrique du Sud devant tous les patients en criant comme une démente.
Mais non, tu n’as pas le choix, ma fille ! Il faut rester là, attendre que ça se termine, subir encore et encore cette torture qui est censée t’embellir! Respire ma fille, respire ! Et je souris à mon bourreau !
- Nous avons bientôt fini, tout s’est bien passé. Vous êtes courageuse, bravo !
Courageuse tu parles ! Quand je pense qu’il y en a qui n’ont jamais vu le dentiste de leur vie, qui ont une dentition parfaite et pas une carie ! J’appelle ça de l’injustice ! Moi j’ai le prix d’une Ferrari dans la bouche, j’ai passé la moitié de ma vie sur les fauteuils des dentistes, et ça n’est jamais terminé !
Donc ce matin je me retrouve encore chez mon dentiste préféré, je lui apporte en offrande une fleur de frangipanier que j’ai trouvée sur le chemin. Il rit.
- Comment allez-vous ? Merci ! Ça va éclairer ma journée !
- Ça va, merci ! Et vous ? Avez-vous vu l’exposition de photos sur la Réunion dont je vous ai parlé ? Certaines iraient vraiment bien dans votre cabinet !
- Eh non, malheureusement, je n’ai pas eu le temps. C’est chaud en ce moment !
- Oui, j’imagine !
- Prenez-place, nous allons mettre cette nouvelle dent, et voir ce que ça donne. J’ai un nouveau prothésiste, un prodige de la fausse dent !
Et vlan, il renverse le fauteuil, je regarde le film sur les oiseaux, j’ai l’impression de faire du sous-l’eau dans l’éther. Il rabote, ajuste, observe.
- Vous la trouvez comment, Docteur ?
- Je la trouve très bien ! Oui… Vraiment très bien !
Mais, là, il ne me la montre pas. Et il la scelle aussitôt. A peine le temps de respirer et je me retrouve debout. Etrange, non ?
- Comment vous sentez-vous ?
- Je ne sais ! Je la trouve très grosse en bouche.
- C’est normal, vous aviez un trou pendant huit mois, il faut vous réhabituer ! On va voir avec Valérie pour un prochain rendez-vous et on en reparle.
- Bon… Je vous dirai tout ça à la prochaine visite. Bonne journée, Docteur !
- Belle journée et à bientôt !
Sur le chemin du retour un terrible soupçon me prend. Pourquoi ne m’a-t-il pas montré la dent ?
Et c’est devant mon miroir que le soupçon se confirme.
La dent est énorme, disproportionnée, saillante. J’ai l’impression que l’on ne voit que ça ! De plus il y a un énorme trou avec la dent d’à côté, totalement inesthétique, on voit le jour à travers. Et le trou est noir ! Une horreur !
J’ai envie de l’arracher, mais comment faire ? Si on l’enlève il y aura un vide, et il faudra tout recommencer ! Ah non, décidément, elle est trop grosse ! Jamais je ne m’y ferai !
Est-ce que le prothésiste n’a pas eu le choix techniquement ? Pourquoi est-elle si énorme et pointue ? Et pourquoi ne me l’a-t-il pas montrée pour en discuter, comme d’habitude ?
Bon, respire, ma fille ! A la prochaine visite tu vas demander à ton super Dentiste fuchsia de la raboter, de blanchir le trou, bref, il faut trouver une solution pour pouvoir accepter cet énorme élément étranger dans ta bouche et ne pas perdre confiance en lui.
- Enorme, vous trouvez ? Vraiment ?
- Oui, regardez, là elle dépasse. Et ce côté pointu ! Et puis il y a cet énorme trou entre les deux dents ! Et en plus il est noir !
- Bon ! Respirez ! Nous allons voir ce que nous pouvons faire ! Prenez place !
Saint-Pierre
Le 3/12/2022