| JeffKerdraon le 05 avril 2023
Intéressant ce sujet , alors je me lance voici ma participation. J'espère que cela n'est pas trop long. LES YEUX DE SYLVIA A la sortie de mon bureau, après ma journée de labeur au « Crédit Populaire », il m’arrive souvent de ne pas avoir envie de prendre le métro. J’adore, traîner, flâner, errer, musarder, baguenauder, ou plutôt vagabonder, déambuler, vadrouiller, parfois m’asseoir à une terrasse de café, ou sur un banc public. Il y a mille façons de traînasser quand on n’a pas envie de se retrouver solitaire dans son appartement plutôt exigu et en désordre. Souvent, je reviens chez moi à pied, en changeant de chemin à chaque fois. C’est ma façon à moi d’explorer Paris, cette ville qui se réinvente sans cesse, où toutes les rencontres sont possibles, où le paradis côtoie l’enfer, où la frénésie bouscule l’indolence, où la richesse toise la pauvreté et où la charité croise l’indifférence. Je suis célibataire, en dehors des heures que je passe à travailler comme une souris dans sa roue, le temps pour moi, n’est soumis à aucune obligation. Je travaille dans le quartier de la Bourse et j’habite prés du métro Brochant. Mon rythme de marche se prête au jeu de mon humeur : rapide, tête baissée, pour les jours noirs, lente, regard aux aguets, pour les jours sereins. Chaque voyage, vers mon appartement, diffère du précédent, les décors changent et avec eux les odeurs, les bruits, les gens. La ville, comme une forêt labyrinthique, me renvoie des images et des sensations d’homme des bois. Certaines rues, riches de leurs boutiques, de leur larges trottoirs plantés d’arbres me procurent du bien être, presque de la béatitude, grâce à cette profusion de lumières, cette pléthore de tentations, cette suavité des odeurs de pâtisseries ou de parfumeries. D’autres, par contre, peuvent m’angoisser, m’amener à me tenir aux abois tant ma méfiance y est grande, étroites et sombres, les bruits de pas s’y étouffent, les odeurs y sont souvent celles des poubelles des petits restaurant kebabs ou chinois qu’elles abritent ainsi que quelques bars louches d’où sortent des silhouettes titubantes et des couples tarifés. Et puis il y a celles, très ennuyeuses, dans lesquelles se suivent des immeubles alignés comme à la parade, tous en costume haussmannien avec des décorations prétentieuses, témoignage d’une vanité architecturale bourgeoise ; aucun commerce dans ces rues, aucun bruit, les pas y résonnent comme sur le dallage d’un hall de palais de justice. Je n’établis jamais à l’avance mon parcours, seules mes envies me guident ainsi que le hasard. Il m’arrive de me perdre, peut-être alors, mon sens de l’orientation, mon instinct, me pousse à prendre telle rue plutôt que telle autre, je débouche toujours sur quelque chose de connu et mon errance continue.
Mes possibilités de rencontres devraient se compter par centaines, mais le milieu citadin, royaume de l’incognito, n’autorise que le croisement rapide, pas de : « bonsoir » ou de « comment allez-vous ?». La ville permet de rester un anonyme, ce qui peut être un avantage, mais elle vous contraint souvent à la solitude au milieu d’une énorme population indifférente à vos problèmes, à vos déficiences. Lorsque je cesse de marcher et que j’occupe un banc publique, je peux enfin observer les va et vient de ces molécules humaines que l’on appelle aussi : individus, gens, personnes, êtres humains, ou au mieux Monsieur, Madame. Ils viennent d’on ne sait où, et vont, de même, dans l’inconnu. Rares sont ceux qui ne se pressent pas. Pourtant, il existe une catégorie d’immobiles que nous définissons en trois lettres : les SDF, ceux qui, par malchance, vivent dehors. Avec ceux là, comme je suis chez eux dans la rue, je me dois d’être poli, je ne les ignore pas, je leur parle, pas de la dernière pièce qui sort au « Gymnase », mais de la pluie et du beau temps, je leur laisse régulièrement un peu d’argent comme si je payais une dette. Je les retrouve souvent aux mêmes endroits, car comme les animaux sauvages, il leur faut des repères, ils se maintiennent sur leur territoire pour capter les diverses offrandes des dames patronnesses du coin, ces dernières les connaissent bien. J’ai fini par retenir les prénoms de certains d’entre eux, du moins les sédentaires. J’aime aller les voir pour prendre de leurs nouvelles. Ce milieu de la rue, pourtant dur, sale, inconfortable, cruel parfois, peut attirer. Il y règne une certaine forme de liberté, les rapports sociaux se réduisent à presque rien, on ne doit rien, et on ne rend compte de rien à personne, et surtout pas à la société : « cette garce qui m’a rejeté, et dont je ne fais plus partie». On y est à l’abri de la plupart des responsabilités qui se réduisent qu’à soi, ce petit rien qui souffre et qu’il faut nourrir, protéger du froid, et lui procurer de quoi dormir. Pour poser son amour ou sa haine, on prend un chien, support du peu d’autorité qu’il nous reste. Dans la rue, l’ordre bourgeois se présente sous la forme de flics, la plupart du temps peu présents, sauf si vous dérangez. Ici, sur le macadam du trottoir il n’y a pas d’avenir et plus de passé, « trop douloureux », seul l’immédiateté compte dans le lieu et le moment. Le jeune, dans la précarité, avec sa santé encore neuve, peut vivre la rue comme une aventure libertaire excitante où, chaque jour, la vie se réinvente avec de nombreuses rencontres souvent dans l’alcool et la drogue. Mais, cela ne dure pas longtemps, bien entendu, un ou deux hivers suffisent à comprendre que la liberté se déguste qu’une fois les besoins primaires satisfaits, et pour cela il faut un minimum d’argent. Ce jeune devient alors un marginal et ne tarde pas à être un exclu, presque irrécupérable, se comportant comme un loup affamé à la recherche de la nourriture, d’un abri, et pour certains de quoi se payer sa drogue.
Mais, le moment est venu que je vous raconte ma rencontre avec une jeune SDF qui, ce jour là, mendiait en jouant de la flûte douce. Elle se prénommait Sylvia.
Nous étions à la mi juin, grâce à un anticyclone persistant, le soleil donnait à Paris une humeur méridionale. Les femmes se dénudaient, réveillaient leur séduction amoureuse. La vie s’exprimait avec force et tonicité. Les terrasses de café débordaient de monde. Tout ces gens volubiles et joyeux donnaient envie de danser, de chanter. Ce soir là, prétextant une obligation quelconque, je me trouvai sur le trottoir une heure plut tôt que d’habitude. Je me sentais des fourmis dans les jambes et une envie de nature. Comme je ne pouvais pas aller à pied dans les prairies et les bois de Normandie, j’optai pour le jardin des tuileries, en même temps je rendrais visite, sur les quais, à Michel, un clochard, un vrai de vrai, avec la chopine, la clope collé à la lèvre, une trogne de cirrhosé à la barbe hirsute. Ma traversée des Tuileries m’a fait l’effet d’un cocktail a la fois amère et sucré. J’adore les enfants, et ce jour là le parc en regorgeait avec des mamans gracieuses et charmantes. Toute cette vibration de la vie humaine me ramena à ma solitude, plus de femme et pas d’enfants.
J’empruntais le quai des tuileries jusqu’au pont du Carrousel, Michel s’y trouvait souvent, mais pas aujourd’hui. Assis sur des cartons, en train de ranger leur barda, Manbata et Lucien, ses potes, m’informèrent que Michel avait eu un malaise, les flics l’avaient emmené et ils ne savaient pas où ? Manbata d’un ton fatigué, sans intonation me dit :
- Faut qu’on se barre d’ici, c’est s’qu’ont dit les poulets ; on peut plus se poser nulle part maintenant, y faudrait marcher tout le temps.
Comme à chaque fois, je les quittai tristement, pris de remords à cause de mon impuissance à les aider. Je m’attardai sur les quais jusqu’au pont Alexandre III, je me sentais bien, en ce sens que je jouissais de ce plein de vie en moi et du soleil qui rendait l’endroit presque paradisiaque. Dans ce monde urbain, le couloir de la Seine permet à l’air de circuler et sur les quais je respirais mieux. Je remontai sur le pont et décidai, pour rentrer chez moi, de prendre l’avenue Winston Churchill pour rejoindre l’avenue Marigny, et remonter la longue rue de Miromesnil, jusqu’au boulevard des Batignolles.
Beaucoup de monde occupait l’esplanade devant le métro Champs Elysées Clémenceau, des touristes mais aussi des parisiens qui rentraient du travail, un vélo taxi, des vendeurs à la sauvette, des pigeons et des moineaux qui ramassaient les miettes. Mais, par le travers de mon oreille, quelque chose de particulier attira mon attention : le son d’une flûte douce, cette musique s’insinuait dans le brouhaha de la circulation et les harangues des vendeurs. Ces petites notes voletaient allégrement en harmonie avec cette soirée printanière, elles venaient d’une zone proche de la sortie du métro. Attiré et curieux je m’approchai. Le long des grilles du square, entre le métro et le kiosque à journaux, deux jeunes SDF quêtaient tandis qu’une jeune fille assise au milieu d’un fatras de sacs jouait de la flûte douce à bec. La scène ne présentait aucun caractère d’originalité et de nos jours on pouvait l’observer couramment, mais ce qui me surpris fut l’extraordinaire beauté de la jeune fille. Je restais, figé, à l’écouter jouer, elle ne semblait pas s’intéresser à son environnement, entièrement habitée par sa musique, le regard fixé sur le sol. La plupart des gens ne prêtaient guère attention à ces marginaux, ils s’engouffraient vite dans le métro, parfois, s’arrêtaient acheter un journal au kiosque. Les touristes, quand à eux, avaient la tête plongée dans leur guide et pivotaient sur eux même, les yeux en l’air vers le grand palais. Donc, comme j’étais un des rares spectateurs, quand la fille releva la tête, elle accrocha mon regard et me fixa avec insistance. D’habitude, je fuis ce que je perçois comme une intrusion, un trop d’intimité, je regarde ailleurs. Cette fois-ci je gardai mes yeux dans les siens et de sa part je compris le sens d
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