| Morphil le 14 mai 2023 Sales temps
Cette fois, j’étais bel et bien paumé. Deux heures que je tournais en rond. Que des maisons closes, pas de réseau et la nuit qui tombait. J’y étais vraiment, au bout du monde, en compagnie d’étranges pensées ; je faisais le pas de trop, basculais et tombais dans le vide des platistes. Je scrutais, angoissé, la jauge de carburant. J’étais loin d’être à sec mais, à ce rythme, ça finirait par arriver. GPS en panne bien sûr… Superbe la technologie de l’homme moderne… tant qu’elle fonctionne. Mais que diable allais-je faire dans cette galère mon bon vieux Jean Bat ! Je n’avais pas appris à me diriger grâce aux étoiles ni à utiliser une boussole que, d’ailleurs, je n’avais pas, pas plus qu’une carte routière. Pas le choix, j’allais devoir stopper et dormir recroquevillé dans ma voiture. Perspective vachement réjouissante ! Quand, trouant la nuit, une lumière, enfin ! Un phare. Moto, vélomoteur, voiture borgne ? Qu’importe, c’était l’espoir. Je quittai en hâte l’habitacle de ma caisse pour faire des grands signes, un sémaphore improvisé mais efficace. La moto, car s’en était une, stoppa à ma hauteur. - Un problème ? demanda le pilote - Bonsoir. Ouais, je suis totalement perdu. Je cherche à regagner la route du Faou ou au moins à trouver un hôtel pour la nuit. - Bienvenue en Penn-ar-Bed ! Ici, pas de réseau, pas grand-chose qui marche. Tout est brouillé à cause de la base. Suivez-moi, il y a un hôtel pas loin. Quelques minutes plus tard, nous arrivions devant un établissement à l’architecture improbable, ni d’hier, ni contemporaine, ni futuriste. C’était tout cela à la fois. - Voilà. En cette saison, il y a toujours de la place. - Merci et plutôt mille fois qu’une. Sans répondre, le motard reprit sa route. J’attrapai mon sac et me dirigeai vers l’établissement, qui s’appelait « Hôtel du temps perdu et retrouvé ». Drôle de nom !? Impossible de donner un âge à la femme de la réception. Pas plus qu’un style. Telle le bâtiment, elle semblait appartenir à toutes les époques. - Bonsoir monsieur. C’est pour une chambre je suppose et pour combien de temps ? - Bonsoir, vous supposez bien et c’est pour une nuit. - Nous ,proposons trois niveaux : hier, aujourd’hui et demain. Avez-vous une préférence ? - Peut-être. Si vous m’expliquez. - hier est au rez-de-chaussée, aujourd’hui au premier et demain au second. Chaque étage possède son code et sa salle de restaurant. - Heu, oui. Qu’entendez-vous par code ? - Un code vestimentaire et une restauration en rapport, c’est notre spécificité. Par contre il faut s’y conformer. Nous fournissons le nécessaire. - Je crois comprendre. Seulement des hier, il y en a pléthore, des aujourd’hui, pas mal et des demain, c’est ??? - Si vous préférez vous en remettre au hasard, c’est possible. - J’aime autant le rez-de-chaussée donc allons-y pour hier, n’importe quelle chambre fera l’affaire. A quelle heure le petit déjeuner ? Je dois être à Brest pour 10 heures demain matin. - A partir de 7 heures. - C’est parfait. - Je vous donne la 1492. Il faut régler d’avance. - Par carte bancaire, c’est bon ? C’est pas donné leur concept, mais je n’ai guère le choix. - Le diner est servi jusqu’à minuit, précise-t-elle. Ouf, je ne dormirai pas le ventre vide. Ils sont quand même un peu bizarre ces bretons. Un effet secondaire de l’abus de chouchen peut-être ? Voilà la 1492 où une brève missive m’attend. « Degemer mat à l’Hôtel du Temps. Voici un élixir de bienvenue et la tenue que vous devrez absolument porter pendant votre séjour, séjour que nous vous souhaitons agréable. Bon Voyage. » Est-ce un hôtel ou un centre psychiatrique ? Allez, pour une nuit, ça ira. J’avale le breuvage cul-sec, j’avais soif ! Pas mauvais. Il y a du miel et des herbes que je ne parviens pas à identifier, moi, LE SPECIALISTE. Puis vient la bagarre pour enfiler les nippes. J’ai un mal de chien à faire tenir ce pantalon trop court, style corsaire. L’espèce de vareuse me gratte atrocement et les pompes sont merveilleusement inconfortables. Allez, me dis-je une fois encore, c’est juste le temps de diner, après, à poil et dodo. Je vais peut-être sauter le petit déjeuner. Cap sur l’estaminet, j’ai les crocs ! Là aussi, le décor est indéfinissable et, bizarre, je suis là seul, à peine éclairé par quelques chandelles. Pas de menu. Mon petit doigt me dit que je ne vais pas avoir le choix. Une servante mal fagotée m’apporte un gobelet plein, un pichet plein lui aussi, une écuelle et une cuillère en bois. - Je reviens avec le repas. Interloqué, je vide mon gobelet. C’est le même breuvage que tout à l’heure. Ça semble innocent mais méfiance. La suite est étrange. C’est plutôt bon mais je ne parviens pas à reconnaitre les légumes, la viande, c’est du porc, archi sûr mais d’une saveur que je ne connais pas. Pour moi qui mange des trucs insipides à la va vite, c’est une découverte. Suis une sorte de galette dégoulinante de miel chaud et d’épices. - Messire a bien mangé ? - Messire ??? C’était parfait, merci. Un petit café et ça ira. - Un quoi ? - Un café. - Désolé messire, je ne sais pas de quoi il s’agit. - Ben , un café quoi, un expresso bien serré. Un petit ristretto. - Nous n’avons pas cela ici. Voudrez-vous une tisane digestive et des dragées ? - Va pour une tisane. Vivement demain. Je suis tombé chez des arriérés. C’est encore le même breuvage. Au lit ! Demain, je calte au plus vite. Je chancelle un peu, sans doute le pichet de cette boisson à base de pomme un peu aigre. Voilà ma chambre. Où est la douche ? Je ne dois pas être clair. Tiens, il y a une espèce de pot à côté du lit. Mais ! c’est un vase de nuit. Ils poussent le détail un peu loin les cocos. Vivement que je mette les voiles. Harassé, je m’écroule sur le lit tout habillé et sombre immédiatement dans un profond sommeil.
On me secoue. Je suis nauséeux, je sens une désagréable sensation de roulis, comme sur un bateau ivre qui tangue en pleine tempête. - Docteur ! Docteur ! Réveillez-vous, vite ! Prenez votre nécessaire. Vite ! Il y a un blessé grave sur le pont ! - Que me chantez-vous là ? Et d’abord, qui êtes-vous ? - Enfin docteur ! Réveillez-vous ! Je suis le gabier de l’artimon, un matelot a été emporté par un paquet de mer en carguant la voile et git comme un pantin désarticulé sur le gaillard d’avant ! Une chute de près de trente pieds ! C’est pas possible. Je rêve. Qui est ce clampin qui pue de la gueule et me secoue comme un prunier en m’appelant docteur ? Je me pince fort, très, très, très fort ! Je rouvre les yeux. Il est toujours là à m’apostropher dans une langue que je ne connais pas et que, pourtant, je comprends. Je me décide, je me lève pour le suivre. - J’prends vot’ matériel, dit-il avant de s’engager dans cet escalier raide et étroit où je grimpe après lui. Au sortir, je manque défaillir. Je suis sur un navire au beau milieu de l’océan pris dans un monstrueux coup de tabac. - Vous avez alertez les secours ? - Les quoi ? - Les secours ! Vous avez une radio ? Une balise Argos ? J’ai la sale impression d’être un extraterrestre, un visiteur du futur. Après un court instant de silence, « pue du bec » me dit - c’est par là. Je finis par tomber sur un homme hurlant de douleur qui agonise. Il est perdu, je le sais, je suis médecin. « Pue du bec » me tend ma sacoche. Il espère un miracle. Je l’ouvre. Mais qu’est-ce que je peux faire avec ça ? J’ai l’impression d’être au Moyen-Âge. Au fond, des flacons. Il y a de la datura et de la digitale. Ça ne le sauvera pas, mais ça abrégera ses souffrances. J’emploie la dose massive. C’est abattu et déprimé que je regagne ma couchette. Alors, je réalise. Comment suis-je arrivé là ? Où suis-je ? Je m’écroule, exténué. -Terre ! Terre ! Je m’éveille en sursaut. La même cabine, les mêmes senteurs marines, seul le temps parait plus calme. Je me précipite sur le pont et fonce vers un homme qui observe une ligne de terre à l’horizon. - Bonjour. Je me présente, Docteur Christophe Colinot. - Bonjour. Je sais bien qui vous êtes, pourquoi me le rappeler ? - Car j’ignore qui vous êtes, j’ignore où nous sommes et en quelle année sommes-nous. - Vous vous moquez ! Je suis Christophe Colomb, nous sommes le 12 octobre 1492 à bord de la Santa Maria et nous arrivons aux Indes. Prisent d’un vertige, mes jambes se sont dérobées et j’ai perdu connaissance.
Un son cotonneux parvient à mes oreilles ; - Alors docteur ? - ça va aller, il va s’en sortir. Mais il va falloir arrêter vos conneries, bordel ! Maitrisez votre barman ou virez le. Il a encore trop forcé sur la datura, il finira par tuer quelqu’un et là, je ne pourrais plus me taire. - L’hélico arrive docteur. - Okay, on se tient prêt à l’évacuer sur la cavale blanche.
Ai-je bien entendu ? Avec un peu de chance, je serai à l’heure pour donner ma conférence sur les risques liés à l’utilisation de certaines plantes. Peut-être qu’un jour futur … Il faudra que je retourne à l’hôtel du temps perdu et retrouvé. Cette fois-là, je choisirai l’étage « demain ». Il y aura peut-être la réponse.
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