 | Verteflamme le 01 septembre 2023
Fuite et fin
« Un petit chagrin de grand c’est moins grave qu’un grand chagrin de petit ». Pennac
Une utopie, c’est un non-lieu. Cela n’existe pas. Voilà ce qu’avait appris Amalia M. en même pas une journée. Amalia M. allait intégrer une grande école, la grande école, en classe préparatoire. Elle allait apprendre les lettres. Non, pas une classe dans le supérieur, ni les lettres des grands écrivains. Elle allait apprendre les consonnes et les voyelles, en Cours Préparatoires. Exit la pâte à modeler et le graphisme, désormais il lui faudrait manier l’outil scripteur, comme on dit officiellement.
Moi, dit Amalia, j’ai un crayon de papier rouge, et je vais écrire des choses très jolies avec ! Ses parents la félicitèrent en essayant de dissimuler leur angoisse : tout de même, il ne fallait pas être aussi angoissés qu’elle.
Amalia M. entra par le portail vert-Barbalala, un hommage qu’elle rendit à son personnage préféré. Elle enviait les Barbapapas qui se contorsionnaient à volonté pour épouser la forme idéale. Sa seule forme était celle d’élève, d’élève qui apprenait lecture, écriture et calcul. Les fondamentaux, disait-on.
L’élève qui la suivait lui donna un coup de poing. Ce fut sa première expérience de méchanceté gratuite. Elle pleura, une maîtresse l’emmena et lui mit un pansement. Elle fut pansée et y pensa beaucoup, toute la matinée. La maîtresse, Mme Lauval, leur fit compléter une fiche où se succédaient des lettres, il fallait écrire les lettres manquantes. Elle réussit l’exercice, mais le regard méchant de l’élève qui semblait lui dire que ce n’était pas fini la perturba.
A midi, on alla à la cantine. Quelle plaie la cantine. On avait développé des troubles alimentaires pour moins que ça. Poisson et brocolis. T’inquiète pas, dit Eulalie U., la copine d’Amalia. Tu vas te venger. -Comment ça ? demanda la candide Amalia.
Ici une parenthèse s’impose : tous les enfants ne sont pas candides. Amalia l’était, Eulalie U. non. Ce serait faire erreur que d’imaginer bonté, naïveté, poésie chez tous ces êtres : ce serait idéaliser et oublier son enfance. Mais fermons-la (je parle de la parenthèse).
Oh non, dit l’élève. Du poisson. Il faut savoir que l’élève en question avait un aquarium à la maison et n’aimait pas qu’on mange ses compagnons. Beaucoup d’enfants refusent de manger de l’animal mort, d’autres trouvent le poisson fade et lui prêtent un goût ennuyeux : l’élève avait combiné les deux choses. Alors l’enfant refusa catégoriquement de manger, on lui parla de caprice, de grosse colère, puis on le força. Eulalie et Amalia remplissaient tel le tonneau des Danaïdes son assiette : de telle sorte que dès qu’il en mangeait une bouchée, une autre bouchée venait dans son assiette. Et le pire, c’était la discrétion d’Eulalie. L’enfant hurla de rage : et comme Eulalie et Amalia rigolaient, on les envoya, les trois, dans trois coins différents.
Amalia n’aimait pas les brocolis. Alors elle pleurait et commença à être nostalgique de la maternelle. Elle avait perdu à jamais sa petite enfance, et l’école n’était plus amusante. Ses yeux mouillés de larmes déformèrent la salle. Elle aperçut un petit trou dans le mur et s’y engouffra : on eût dit un parcours. Elle tomba nez à nez sur l’élève, dont les cheveux châtains mi longs masquaient le visage : il avait aussi pleuré. Enfin, j’ai dit il, mais impossible de savoir si c’était un garçon. Son aspect était androgyne, et si Eulalie aurait pu proposer de baisser son pantalon, cette idée ne traversa pas Amalia.
Amalia dit qu’elle était désolée. L’élève aussi. Ils se firent un câlin et se réconcilièrent et Yann, l’ami du camarade, sourit. Et puis, alors que les dames de la cantine tournaient le dos, les deux élèves partirent, alors qu’Eulalie et Yann se regardaient en chien de faïence.
Ils arrivèrent dans un immense parcours. Au moins immense pour leur taille, c’est tout ce qui compte. Les briques des murets étaient de guimauve, le ciment de frangipane. Le sirop d’orgeat, les pailles de cigarette russe, les flutes au son creux, les grenadines et les menthe à l’eau, les macarons… Je m’appelle Juju, dit l’élève. Mme Lauval avait expliqué que c’était un diminutif, et Amalia avait été fascinée, car tous les mots de plus de trois syllabes la fascinaient. Elle n’avait pas retenu son prénom au moment des présentations, mais ça lui revenait.
Juju continua : là-bas, c’est la piscine aux biscuits. Une piscine à balle, c’est un truc de bébés, mais dans les piscines à balle pour grand, il y a des biscuits dans les balles. -Et ensuite ? demanda Amalia.
-Et ensuite, dit Juju, on va les manger. Et Juju fit manger à Amalia des biscuits, jusqu’à ce qu’elle en ait plein la bouche. Puis ce fut la forêt aux bonbons acidulés. Et bientôt, la patinoire en chocolat tricolore. Juju institua un concours. Un concours de nourriture, comme il y avait à la télé. Et il lui donna un morceau dur, si dur, qu’elle se cassa une dent. Juju les dévoila, ses dent : il riait, et Yann qui les avait suivi discrètement rit aussi.
Haha ! alors tu crois que tu vas me faire manger du poisson mort comme ça ! VENGEANCE ! Puis il s’approcha d’Amalia et chuchota : Connasse.
Connasse, c’était une formule magique qui, si on la prononçait, t’envoyait au coin.
Amalia pleura, puis fuit. Elle tenait sa pauvre incisive, et courut, courut hors du parcours, hors de la classe, et elle craignait que la police la poursuive, et Eulalie criait à Yann et Juju : je vais me venger et Amalia aussi ! Mais Amalia poursuivit son absurde course, loin de la réconciliation, loin de la douceur, de l’utopie, des bonbons. Pour elle, c’était brocolis et punitions.
« C’est une dent de lait, dit Dr Van Der Poel aux parents, afin de les rassurer. » Puis il se pencha vers Amalia, alors que la famille M. était furieuse. Comment tu t’es fait ça ? Explique nous. Amalia pleurait encore. V’aime pas l’école, dit elle. La dent l’empêchait d’articuler.
Ve me fuis caffé la dent fur le fucre du monde. Ve me battait, v’ai été puni, et enfuite ? Et enfuite ? Ma dent f’est caffée ! F’est fa, la fuite. V’ai fui, et maintenant f’est la fin !
Amalia était inconsolable.
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