La jeune fille tenait un Glock entre ses mains noueuses aux ongles rongés. Elle tenait la vie d’Emma entre ses doigts. Ses longs cheveux blonds avaient perdu les boucles de l’enfance, des mèches désordonnées tombaient sur ses pommettes et sur son regard dur, braqué sur sa proie. Emma bougea sous surveillance, doucement. Des relents de bile accompagnèrent son mouvement, elle s’était vomi dessus juste avant de perdre connaissance.
Guettant la réaction d’Émilie, elle se redressa sur ses coudes. Légèrement. Lentement. Que dire ? Que faire ?
Pendant tout le temps où elle avait été dans les vapes, Émilie aurait pu l’abattre et s’en aller. Il n’y aurait pas eu de témoin, pas de traces… Les rôles auraient été inversés.
– Bois, lui ordonna cette dernière en désignant d’un coup de menton la bouteille d’eau posée au pied du canapé.
Emma obéit, les yeux pleins de pourquoi. Pourquoi la maintenir en vie ? Pourquoi supporter sa présence, une minute, une seconde supplémentaire ?
Avec l’âge et l’expérience, Larvik commençait à douter de connaître un jour un monde en paix. Un monde de justice et d’égalité. De liberté, de respect, de partage. Au quotidien, à cause de son métier au sein des services secrets, il ne voyait que violence, trahison, laideur, folie et manipulation. De quoi le décourager de continuer à se battre pour essayer d’inverser la tendance, et pourtant, envers et contre tout, Larvik trouvait encore en lui la force et la volonté d’y arriver. Par amour pour la vie qui palpitait en lui. Par amour pour Emma, qui était à la fois son double et sa moitié, et qui le comprenait bien au-delà des mots, à travers ses silences et ses doutes.
Aucun doute, Emma Walsh était faite pour cette vie-là. Briller sur le devant de la scène, sous la lumière éclatante des projecteurs, malgré un passé dans l’ombre des camps qui l’avait marquée si profondément. À une période, son cerveau avait occulté les années les plus dures de son existence. Puis la mémoire lui était revenue et avec elle, la conscience de l’horreur et la peur que sa propre histoire la rattrape à tout moment, pour saccager ce qu’elle avait bâti, si soigneusement, si patiemment. Son couple et sa carrière. Ce qui lui tenait le plus à cœur. Son bonheur. Son essentiel. Sa revanche sur la toute première vie que le destin lui avait imposée.
Cinq secondes s’écoulèrent. Cinq secondes, horribles, durant lesquelles Emma eut tout le temps d’imaginer le pire. Elle savait ce dont Darkness était capable. Elle connaissait sa haine envers l’Alliance, ses moyens de pression, ses méthodes de torture. Un film aux scènes morbides s’enclencha dans sa tête. Larvik blessé, mutilé, ligoté sur une chaise dans une cellule sombre et froide. Larvik battu jusqu’aux frontières de la mort, le visage tuméfié, méconnaissable, ses beaux yeux gris crevés, son corps en sang, couvert de plaies béantes… Les images qui s’affichèrent sur son écran la frappèrent de stupeur, puis d’incompréhension.
Le cœur au bord des lèvres, Emma se mit à trembler violemment. De froid, mais pas seulement. L’angoisse la tenaillait, la dévorait. Elle était terrifiée par ce qu’elle venait de découvrir, terrorisée par ce qui l’attendait:affronter Cyla, et tous ceux qui œuvraient avec elle. Car Cyla ne pouvait pas agir seule. Elle bénéficiait forcément du soutien d’une équipe, d’une cellule très certainement réduite à son strict minimum, pour garder Larvik prisonnier, pour surveiller Emma, pour anticiper les réactions de l’un comme de l’autre, pour déclencher l’explosion de la maison de Malcolm et pour superviser l’ensemble des opérations.