Comme en toute période secouée par des crises, on se tourne parfois vers le passé pour en tirer les enseignements et on se rend alors compte que les Anciens étaient confrontés aux mêmes difficultés que nous, à ceci près qu'en histoire, il est impératif de resituer toute chose en son contexte, et d'éviter un jugement définitif, ce que certains ont parfois tendance à oublier de nos jours. Lucien Jerphanion n'est pas de ceux-là et c'est ce qui fait précisément la qualité des grands historiens.
Christiane Rancé, romancière et essayiste, qui a publié des entretiens avec l'auteur, nous le présente d'ailleurs dans sa préface comme un archéologue de l'esprit et des
lettres. Elle souligne l'importance qu'accorde Lucien Jerphanion au principe de la « discordance des temps », lui qui veillait toujours à replacer ses lectures dans leur contexte historique, afin de parer à toute simplification et à tout cliché qui aboutissent inévitablement à des erreurs d'interprétation.
Une préoccupation que l'on retrouve dans les textes de Jerphanion qui sont publiés ici par l'éditeur, de manière posthume, puisque l'auteur est décédé en 2011 à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Il s'agit plus précisément d'analyses érudites, écrites entre 1978 et 2005, et rassemblées en cinq parties. Dans la première, des textes dans lesquels Lucien Jerphanion nous livre en quelques pages son analyse des maîtres de la philosophie antique que sont
Héraclite, Empédocle et Socrate et des grandes philosophies de l'époque, le platonisme et le néoplatonisme, l'épicurisme, le stoïcisme. Dans la seconde partie consacrée aux disciples, le lecteur découvre notamment un texte très intéressant consacré à l'image du philosophe dans l'Empire romain : Lucien Jerphanion y établit une typologie des penseurs de la Rome antique, qui va du philosophe par vocation, jusqu'au conférencier mondain. Sont ensuite présentés différents écrits sur
Plotin , auquel Jerphanion a consacré de nombreuses années d'études et plusieurs publications. Puis
Saint-Augustin dont l'auteur était également un grand spécialiste : des pages érudites qui s'adressent à des spécialistes.
Viennent enfin quelques
lettres échangées avec un ami historien, où l'on apprend notamment que sa passion pour
Saint-Augustin est née alors qu'il n'avait que onze ans et que ce sont en partie les goûts qu'il avait en commun avec celui-ci qui le lu
i ont rendu sympathique. Jerphanion évoque également Heidegger et s'interroge sur la curiosité qu'éprouvait
Hannah Arendt à l'égard de
Saint-Augustin.
La partie de cet ouvrage la plus accessible aux non-spécialistes reste celle consacrée aux maîtres. Jerphanion nous parle avec brio d'
Héraclite, dont on sait finalement peu de choses mais qui a inspiré de nombreux philosophes qu
i ont vu en lui un précurseur de leur propre pensée –c'est le cas d'Heidegger- et qui l'ont interprété de différentes manières, sans d'ailleurs toujours comprendre sa prose allusive.
Héraclite qui, selon l'auteur, garde aujourd'hui encore un « fort pouvoir de suggestion ». Empédocle fait également partie de ces maîtres, lui pour qui le monde tourne autour d'une joute constante entre l'Amour et la Haine, joute dont dépendent à la fois les hommes et les éléments. S'agissant de Socrate, Jerphanion dépasse les clichés pour aller à l'essentiel : Socrate « sait qu'il ne sait pas » et veut acquérir un savoir vrai et accomplir une bonne action. C'est dans l'unité de ces deux éléments que la vie se réalise et la philosophie doit y conduire.
Jerphanion fait également tomber des clichés au sujet du platonisme, lorsqu'il insiste sur la chronologie essentielle chez
Platon, car celui-ci a beaucoup évolué au fil du temps. L'épicurisme est aussi sujet à de nombreux contresens : une philosophie trop souvent utilisée pour justifier le fait de jouir de la vie avant tout, alors qu'
Epicure prônait la recherche du bonheur par le biais d'une vie simple et frugale. Enfin, le stoïcisme, qui se veut connaissance de la nature, donc de la raison, ce qui passe par le contrôle de ses passions et qui, pour Jerphanion, fut une « philosophie de la liberté » :
« La morale stoïcienne n'a rien, absolument, d'une passivité fataliste : c'est au contraire la conviction du savant qui, comprenant que les choses ne peuvent être autrement, estime que le plus sage est encore de s'en accommoder, et donc de les prévoir et de les supporter, avec bonne grâce s'il le peut. le philosophe ne va pas se proposer de changer le cours des choses, mais bien plutôt l'opinion qu'on s'en fait. »
Au total, ce recueil de textes posthume est une somme impressionnante d'érudition, qui ne s'adresse pas au néophyte . Certains passages sont en effet particulièrement ardus. L'intérêt réside également dans le fait que Jerphanion joint à l'érudition, une lecture de l'histoire qui a une valeur scientifique dans la mesure où son auteur reste toujours prudent , se gardant d'interprétations hâtives et ne voulant pas faire endosser aux philosophes qu'il évoque une postérité qu'ils n'auraient peut-être pas acceptée : « chaque philosophe est de son temps et les problématiques ne se superposent pas » !