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Charles Bonnot (Traducteur)
EAN : 9782413046110
224 pages
La Croisée (11/01/2023)
4.02/5   105 notes
Résumé :
Un père et son fils de 8 ans tentent de survivre. Mangeront-ils aujourd’hui ? Où dormiront-ils ? Pourront-ils se laver ? Que faire si l’un d’eux tombe malade ? Ce roman ne se passe pas au 19e siècle, mais dans l’Amérique d’aujourd’hui, celle des villes meurtries par le chômage, la pauvreté, la violence. Pour ce duo toujours sur le fil, chaque acte et achat du quotidien est une odyssée cruelle, pour qui n’a presque plus d’argent - et presque plus d’espoir. Roman cour... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (42) Voir plus Ajouter une critique
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C'est l'histoire d'un père célibataire et de son fils de huit ans lorsque le rêve américain est défaillant. Jakob Guanzon alternent deux récits : les 24 heures dans la vie d'Henry et Junior, le jour de l'anniversaire de ce dernier jusqu'au crucial entretien d'embauche du lendemain qui pourrait les sortir de la misère crasse qui les a ensevelis ; et le parcours passé d'Henry, ses relations difficiles avec son père immigré aigri qui a du abandonner ses ambitions universitaires pour travailler dans le bâtiment, sa rencontre avec la mère du petit dans un centre de désintoxication et les mauvais choix qui font tout dérailler.

Les flashbacks sont évidemment là pour éclairer le présent et expliquer comment Henry a sombré au point de dormir dans son pick-up avec son fils. La structure est impeccable pour faire comprendre ce qu'il se passe lorsqu'on ne nait pas du bon côté et que les opportunités de s'en sortir rétrécissent au fil du temps. Les analepses sont également là pour retarder le dénouement ( tragédie pressentie au plus profond ou alternative plus optimiste à laquelle on a envie de s'accrocher ?) et faire ainsi monter crescendo une implacable tension qui saisit le lecteur.

Rarement un auteur aura rendu aussi palpable les liens entre l'insécurité alimentaire, la précarité du logement, les défaillances du système de santé et de la justice pénale, et la toxicomanie, éléments souvent pris à part que l'auteur décloisonne ici brillamment pour composer une fresque de la pauvreté aux Etats-Unis qui vire souvent au brûlot politique.

Surtout, au delà de l'abstraction des statistiques, Jakob Guanzon parvient à décrire les effets de la pauvreté au quotidien avec une éloquence stupéfiante. Quand acheter cinq dollars d'essence pour amener son fils au MacDo est un luxe ; quand fourrer des sachets de ketchup dans sa poche pour apaiser une faim future et se gorger de soda en livre service pour se remplir le bide sont une nécessité ; quand payer une nuit dans un motel miteux mais avec télé, câble et bain chaud, est une petite folie.

Le choix des détails à la brutalité naturaliste, les métaphores surprenantes, l'écriture tour à tour poétique, crue, dure, font ressentir qu'être pauvre, c'est être constamment conscient d'être au bord du vide. Les titres de chapitre sont les sommes d'argent qu'Henry a en poche, comme si la valeur humaine se mesurait en dollars irréfutables. 89,34$ au départ qui font fondre jusqu'au terrible 0,38$ qui le conduit dans un Wal Mart dans l'urgence de voler.

« Les parois de verre glissent et s'écartent comme des mâchoires latérales pour avaler Henry dans l'atrium où sont rangées les caddies. Une langue de lino éraflé, un plafond bas qui vibre, et de l'autre côté d'une deuxième porte automatique se tien le gardien de ces vastes entrailles fluorescentes, un homme branlé comme une rognure d'ongle qui arbore un gilet bleu et un sourire absent, un rouleau d'autocollants smileys brandi devant lui comme une assiette de collection. Un train de chariots craque et claque au rythme de l'incessant bourdonnement du magasin qui semble venir de l'au-delà. Impossible de savoir s'il est élyséen ou infernal, mais il est sans aucun doute éternel. Une telle abondance est étourdissante et Henry se sent tout petit, il devient un modèle réduit qui, il l'espère passera inaperçu. »

Cette scène dans le temple du consumérisme est incroyable, l'abondance obscène est à portée de vue de tous mais pas à porter de mains pour un laissé pour compte comme Henry.

Le roman est en soi un tour de force car jamais il ne sombre dans un misérabilisme clignotant, ni dans le pathos que la présence d'un enfant de huit ans au milieu de tout ça pourrait faire craindre. Il fallait qu'il y ait un enfant pour écarter de la tête du lecteur la petite chanson de la responsabilité. Henry n'est pas un coeur pur, il est victime mais aussi acteur de sa décadence par des mauvais choix révélés progressivement. La présence de Junior complexifie la réflexion sur la pauvreté.

Et puis, il y a ses passages si beaux sur l'amour d'un père qui veut rectifier les conséquences des erreurs passées mais dont les tentatives sont sapés par l'implacabilité d'un libéralisme qui frappe fort. Ce roman brise le coeur, le fracasse contre une enclume en granit mais la dignité que l'auteur confère à ses personnages est telle que l'on a plus envie de crier à l'injustice, de s'indigner que de verser des larmes. Dévastateur.

« Les frissons secouent le garçon quelle que soit l'intensité avec laquelle Henry tend ses biceps. Mais une part de lui surfe toujours sur la vague fierté qui se retire lentement et c'est peut-être cela qui l'aide à voir que, malgré tout, il a encore suffisamment de force pour tenir le monde entier entre ses bras fatigués. Il serre et berce Junior. Son fils, son homonyme, son héritage. le symbole vivant qui prouve de façon irréfutable – malgré tous les vents contraires et toutes ses failles – que le passage d'Henry sur cette terre n'aura pas été complètement foiré, qu'il aura au moins fait une chose de bien. »
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Junior huit ans et son jeune papa Henry dans l'Amérique de toutes les espérances, vivent dans un pick-up, les vêtements empilés dans des sacs poubelles de 90 litres, ils y cuisinent, y dorment ….Le père est sans emploi, la mère a disparu.
Henry revient de loin. Orphelin de mère et d'un « connard de père » immigré, philippin, il va lui-même faire très jeune beaucoup de conneries , qui l'enverront derrière les barreaux. Pourtant ce dur ne vient pas d'un milieu défavorisé et sait goûter un plaisir aussi simple et pur que sentir le soleil sur son visage.

Roman étrange, qui alterne passé et présent, celui d'Henry avec des titres de chapitre indiquant les montants d'argent dans sa poche /
Paradoxe entre un enfant de huit ans qui n'a aucune responsabilité dans cette pauvreté et un père qui vu son casier de décisions discutables ou carrément débiles en porte la responsabilité totale /
Un texte surprenant aux personnages à la psychologie fouillée où des moments très durs s'alternent avec ceux d'une sensibilité et d'une tendresse extrêmes, déstabilisant le lecteur/
Portrait d'une Amérique miteuse de consommation avec ses centres commerciales toujours affolés, ses motels minables, ses club de striptease hideux, ses MCDo graisseux, ses parcs de mobile homes où règne une désolation affligeante de caddies renversés, d'emballages de fast food qui se décomposent, de sièges de voiture abandonnés/
Galerie de portraits surprenants, Michelle, la compagne d'Henri , « Avachie dans une chaise de jardin en aluminium, les jambes écartées comme si elle était en train de bronzer, bien qu'elle fût vêtue de la même tenue qu'elle avait portée pendant tout son séjour à l'hôpital  : un hoodie zippé jusqu'aux clavicules, un jean en lambeau apparemment maintenu par un assortiment d'épingles à nourrice façon orthodontie et la même paire de Doc Martens, à ceci près qu'elle avait maintenant des lacets mollement passés dans les oeillets. Elle s'était teint les cheveux en blond peroxydé et une ligne de racines noires courait sur son crâne comme une iroquoise aplatie. Elle était tellement resplendissante que, pour la première fois, il regretta de ne pas être créatif, un artiste. », Henry , « À cet instant, plus que depuis bien longtemps – peut-être même plus que jamais – il a le sentiment d'être un Américain. », citation bouleversante résumant le personnage , qui habillé correctement pour un interview d'embauche, vu sa misère quotidienne , son physique de métisse et son passé de taulard a rejoint dans sa tête et malheureusement dans la réalité la horde de marginaux du pays, non désirée.

Récit qui démarre lentement mais dont le rythme et les événements s'accélèrent très vite, si bien qu'impossible de le lâcher. La fin du rêve américain y est présente avec tout ses ingrédients alcool, drogue, précarité de logements et de travail, malnutrition, maladies, défaillance de la sécurité sociale, défaillance du système de réinsertion pour ex-condamnés…..L'argent y fait office de yoyo, jamais un revenu ou une entrée stable, et le montant présent en cash chez Henry faisant titre de chapitre nous met sous pression, trop voulant signaler que ça va mal finir, très peu de même. Un procédé intéressant que Guazon utilise pour exprimer la valeur d'une vie humaine à travers son pouvoir d'achat, avec des scènes terribles à l'école de Junior et aux urgences du Walmart, d'une Amérique impitoyable envers les démunis.

Un premier roman puissant au titre trompeur d'une fin grandiose et tragique, qui débute dans un MCDo et se termine dans un Walmart, l'institution symbolique du giga consumérisme américain, image du droit au confort matériel attribué à tout américain par la naissance , mais refusé à Henry à cause de sa situation de pauvre. Une image peu luisante du gendarme du monde ! Finaliste du Man Booker Prize 2022, un roman que je recommande fortement, surtout ne passez pas à côté !

« Il y a plein de choses dans ce monde qui méritent qu'on se mette en colère, Henry, mais pas assez pour être en colère contre le monde. »

Un grand merci aux éditions La Croisée et NetGalleyFrance pour l'envoie de ce livre surprenant !
#Abondance #NetGalleyFrance
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Chaque phrase cogne, grince, dérange.
Lecteur, n'espère pas ici trouver le moindre répit. Pris d'un vertige, nauséeux, tu titubes au bord du gouffre, tes pas mal assurés manquent de t'y précipiter à chaque instant. Tu essayes d'aspirer une goulée d'air dans ce trou noir, mais le voile sombre t'emmène toujours plus loin vers le fond, des bras puissants t'attirent vers les enfers à la manière de sables mouvants, ta cage thoracique compressée implore la clémence … Mais Jakob Guanzon te tient fermement la tête sous l'eau des chiottes et ne la soulève que pour mieux l'y replonger.
Moi qui aime la noirceur, me voilà bien servie ! Peut-être même trop, je suis parfois mal à l'aise et n'hésite pas à rompre le fil de ma lecture, l'auteur verse ici dans l'outrenoir à l'aide d'une écriture puissante et sombre.
Je pense que les visions données par ce bouquin vont me poursuivre un certain temps, des visions cauchemardesques d'un homme et son fils.
Henry, le père, est un paria, en marge de la société ; ado junkie mais pas méchant, ex-taulard, il avait la possibilité d'une vie meilleure, celle dont son père peu démonstratif mais pourtant aimant rêvait pour lui. Son père, Itay, immigré philippin, aurait pu mener une brillante carrière universitaire, mais pour n'avoir pas su être maitre de ses nerfs face à l'un de ses élèves, cet homme se retrouve à faire le manoeuvre sur des chantiers de BTP. La mère d'Henry est morte trop tôt, laissant son mari aigri seul face à ses responsabilités de père.
Le récit alterne les chapitres entre le présent d'Henry qui vit dans sa voiture avec son fils Junior de 8 ans, et le passé, le récit de la rapide descente aux enfers, alors que quelques mois plus tôt Henry espérait une vie meilleure avec un toit au-dessus de sa tête auprès de la femme qu'il aime et de son fils.
Ce livre répond à une question essentielle dans nos sociétés occidentales. Lorsque nous passons à côté d'un SDF avec un enfant, notre coeur se serre, et la question que nous nous posons, est comment en arrive-t-on là ? Jakob Guanzon répond à cette question avec talent. Il décortique notre société d'abondance, de supermarchés débordant de victuailles, de fontaines de soda coulant à flot dans les McDo. Mais ce rêve écoeurant de surconsommation l'est d'autant plus que certains n'ont même pas accès au minimum vital.
Pour ceux-là, la maison n'est pas accueillante et proprette, bordée d'une jolie pelouse, non, c'est un vieux mobil home loué, rouillé, qui gît au milieu d'une terre pelée et par endroits semblable à une décharge.
Racisme, préjugés, absence de perspectives, d'éducation, mauvaises fréquentations, les petites bifurcations prises au cours de la jeunesse peuvent se révéler des impasses à l'âge adulte. Mais la société n'offre que très rarement une seconde chance, encore moins quand la couleur de peau est un peu trop dorée. Alors de petites combines en lignes de cocaïne, Henry prend le mauvais chemin, les mauvaises décisions, jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de faire marche arrière à bord du pick-up. La spirale de la misère avale, broie, vieux, jeunes, femmes, enfants sans distinction.
Alors pourquoi « que » 4 étoiles ? le bémol de mon point de vue est que le style froid et grinçant m'a empêchée de m'attacher aux personnages autant que je l'aurai souhaité. J'aurais surement été plus touchée si certains chapitres avaient donné voix à Junior, elle m'a manqué par moment. Il y a également des redites dans les multiples ruminations d'Henry, tant et si bien que j'ai raté quatre ou cinq chapitres, ce dont je ne me suis aperçue qu'une fois ma lecture terminée !
Un premier livre d'un jeune auteur américain prometteur.
L'écriture implacable de l'enterrement du rêve américain pour les laissés-pour-compte, condamnés à la misère sans espoir d'élévation dans l'échelle sociale ni de rédemption, même quand un enfant est pris dans les dents de l'engrenage.
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« Les pauvres, c'est fait pour être très pauvres ! » (Louis de F.)

Une couverture qui n'invite pas à la découverte, mais un éditeur qui m'a souvent séduit par le passé. Des chroniques louangeuses qui commencent à tomber, mais j'hésite toujours. Et enfin ma libraire préférée qui me le glisse entre les mains.

C'est donc parti pour Abondance, premier roman de Jakob Guanzon, traduit par Charles Bonnot et dès la page 9, cette longue et énigmatique colonne de sommes en dollars me fait sentir le parfum de la – très - bonne pioche.

Il y aurait mille façons de résumer Abondance, mais aucune ne rendrait parfaitement la puissance narrative et émotionnelle de ce livre, de ces 24 heures dans la vie d'Henry qui a tout perdu sauf son fils, son pick-up et son instinct de survie.

Alors juste dire la beauté de cette histoire d'amour infini. Amour sans bornes d'Henry pour Junior, quand chaque quarter, chaque nickel, chaque penny durement gagné ne trouve de sens que dans la survie de l'enfant, dans un sourire ou un merci arraché.

« Un enfant ne devrait jamais arrêter de sourire le jour de son anniversaire »

Amour impossible d'Henry pour Michelle, sa femme, dont les propres démons ne peuvent se fondre dans ceux de son mari, renvoyant chacun à sa solitude et à ses turpitudes, laissant Junior abandonné dans ses tiraillements.

Amour autrefois dissimulé de Itay pour son fils Henry, affrontement permanent de deux taiseux à la fierté mal placée, conditionnée par la reproduction des schémas éducatifs antérieurs, sans arriver à interrompre cette spirale vicieuse qui conduit au drame.

Juste dire aussi la force du récit de Guanzon qui, après tant d'autres, dit l'Amérique des laissés pour compte, celle où un simple hamburger et un peu d'eau chaude ressemblent au comble du confort.

Ici, pas de questionnement sur le rêve américain et la possibilité d'une ascension. Juste un récit de survie, entre larcins, prison, chauffage à la bougie, mobil home insalubre, « pleins » d'essence de quelques dollars et système de santé hermétique à la simple notion d'humanité.

« Ces sacs à merde empochaient dix pour cent pour un chèque de moins de cinq cents dollars mais seulement sept pour cent pour les sommes supérieures – pourquoi devrait-il payer plus pour avoir moins ? Ça coûte cher d'être pauvre… »

Et pourtant, malgré cette misère et cette désespérance, ce livre est magnifique, déchirant et beau comme le combat d'un homme conscient de ses faiblesses et de ses erreurs, qui tant que ses deux jambes le portent, continue la tête haute mais pleine de doutes, d'avancer et de se battre.

« Tout ce qu'il veut, c'est être comme n'importe lequel de ces gens, ces Américains qui font de leur mieux avec le rien du tout qu'ils ont, un jour et un achat après l'autre. »
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Le premier choc est venu de l'écriture.
Une écriture qui dégorge de métaphores d'une précision acide, pleine de couleurs et de textures.
Les gestes du quotidien prennent alors une dimension héroïque ou tragique, comme ce simple fait de se laver les mains dans les toilettes d'un Mac Do.
"Lorsqu'il dessere une aisselle pour atteindre le savon, un musc de gouttière de feuilles humides s'infiltre vers le haut. le hublot du distributeur de savon est un cyclope injecté de sang. Fatigué et presque vide. Un faible éternuement rose dans sa paume. "

La langue de Jacob Guanzon est unique, parce qu'il mélange dans un accord parfait la poésie de certaines descriptions et la crudité réaliste de certains décors. Des métaphores incandescentes surgissent au milieu d'une conversation familière, des détails glauques se parent soudainement de lyrisme. Et si cette écriture est déroutante, pourtant elle sonne juste tant elle excelle à exprimer un flux de pensées, une sorte de monologue intérieur désordonné où la syntaxe et les mots peuvent se permettre une certaine fantaisie.
L'auteur parvient à traduire les moments d'absence que chacun peut avoir au cours d'une conversation, lorsque la pensée éloigne du moment présent et que des images viennent parasiter le dialogue. Dans ces moments là, les phrases se terminent de façon abrupte et la réalité devient floue comme si le personnage s'embourbait dans des réminiscences confuses.

La structure du roman est d'une grande efficacité pour évoquer la misère qui frappe Henry et son fils. Les titres de chaque chapitre indiquent par des chiffres brutaux et irréfutables la somme d'argent dont ils disposent. Au plus près d'un budget où le moindre cent compte, la réalité de la pauvreté s'impose aux lecteurs. L'argument est mathématique et il disqualifie tout discours moralisateur sur la motivation et la persévérance. Les efforts que déploie Henry pour nourrir son fils, en le gavant de soda pour apaiser la faim ou en remplissant ses poches de sucre et de ketchup, sont d'une vérité cruelle.
La technique est par ailleurs efficace pour capturer le lecteur, celui qui espère le jackpot comme celui qui ne se berce pas d'illusions.
L'auteur nous prend comme témoin et ne nous lâche pas, comme des lecteurs à l'oeil rivé sur le compteur.

Les chapitres au présent occupent une durée de 24h, de l'anniversaire de Junior à la course au Walmart. Ceux au passé servent à la fois à différer l'avancée de l'action, mais aussi à expliquer la situation inextricable dans laquelle se trouve Henry. Pour gagner la sympathie du lecteur, il était important d'inclure des flashbacks fragmentés qui décrivent son parcours.
Car Henry n'est pas né pauvre. Si ses parents étaient immigrés, ils avaient fait des études, étaient intégrés et exercaient des professions intellectuelles. Jusqu'à la maladie puis la mort de la mère, et le changement de travail de son père, Henry aurait pu être un étudiant américain ordinaire. Mais l'absence d'un véritable système de santé fait déjà des ravages et oblige le père d'Henry à contracter des dettes.
Ensuite la passion immature d'Henry pour Michelle à l'adolescence, sa consommation d'alcool et de de drogue, son opposition à son père vont l' amener à purger une peine de prison. Lorsqu'il sort, Michelle est dépendante et il a un fils qu'il ne connaît pas.

Donner un enfant à Henry est un choix judicieux. Jacob Guanzon renforce ainsi sa dénonciation d'un système capitaliste qui génère autant de laissés-pour-compte et parmi eux des enfants en danger. Il permet à son personnage d'engranger un capital sympathie, qui croît à mesure qu'il lutte pour son fils.
"Son fils, son homonyme, son héritage. le symbole vivant qui prouve de façon irréfutable - malgré tous les vents contraires et toutes ses failles - que le passage d'Henry sur cette terre n'aura pas été complètement foiré, qu'il aura au moins fait une chose de bien."
Alors qu'Henry n'a pas vu grandir son enfant, il rêve d'un avenir meilleur pour son fils et lui consacre toute son énergie et tout son amour.
Et il en a de l'énergie, Henry. Il veut vraiment travailler, il accepte les boulots les plus difficiles, se prépare pour son entretien d'embauche.
Mais lorsque l'on a fait de la prison, qu'on n'a pas de domicile fixe, les opportunités sont extrêmement rares.

Après avoir commencé son roman dans un Mac Do, qui symbolise à la fois mal bouffe et travail précaire, Jacob Guanzon termine en apothéose dans un Walmart et multiplie ainsi l'antiphrase de son titre.
Il choisit également de cantonner son personnage dans des espaces configurés pour les classes populaires : Mac Do comme Walmart fonctionnent en présentant à la fois l'image de l'abondance et celle d'un budget maîtrisé. Ainsi l'illusion de participer à la société de consommation, de pouvoir jouir des produits qu'elle dispense rassure et console les moins aisés.

La longue description de la traversée du supermarché rassemble les différentes thématiques : le superflu contre l'essentiel, l'abondance contre le dénuement, le droit de choisir contre l'obligation de subir et la lutte pour la survie.
"Des boîtes des Benadryl roses, des boîtes d'Allegra bleues, un monticule herbeux de Claritin, et la dernière moitié du rayonnage est occupée par les Antidouleurs : rouge pour le Tylenol, marine pour l'Advil, émeraude pour l'Excedrin extra fort, écarlate pour l'Excedrin Migraine, bleu ciel pour Aleve, jaune pour Bayer. Chaque marque et chaque couleur se déclinent en une dizaine de formats, des tailles de plaquettes et des doses variées, effet longue durée, effet immédiat, comprimés, gélules, et tout ce qui compte, c'est qu'il prenne le meilleur médicament de tous, le plus cher, mais dans la plus petite boîte pour qu'elle tienne dans sa manche de chemise déboutonnée. Il doit d'abord attendre que la femme qui vient de garer son caddie à côté de lui s'en aille. Sous son hijab en soie, elle passe d'une boîte de Claritin à une autre de Loratadine. le temps presse. Chaque seconde brûle une nouvelle goutte de gasoil, chaque minute fait grimper la fièvre de Junior, un peu plus près de la mort. Mais ça lui offre une pause, un instant pour respirer, observer, comparer. L'Advil se révèle le plus cher, ce qu'il suppose être un signe de qualité supérieure. "

Ce premier roman, outre sa qualité littéraire, dénonce une idéologie qui prétend donner sa chance à chacun, qui affirme qu'il suffit de vouloir pour pouvoir et qui tente de perpétuer le mensonge du rêve américain.
Le dernier choc tient dans les dernières pages.
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critiques presse (3)
LeMonde
17 avril 2023
D’une écriture concise, élégante, Jakob Guanzon, né en 1989 d’un Philippin et d’une Suédoise installés aux Etats-Unis, nourrit de ces interrogations ce roman ­fascinant sur les barreaux glissants de l’échelle sociale.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LaLibreBelgique
27 février 2023
Un premier roman coup de poing où Jakob Guanzon dépeint au plus près la lutte pour survivre quand on n'a rien.
Lire la critique sur le site : LaLibreBelgique
Bibliobs
27 février 2023
Un combat contre le sort qui s’acharne et le poids du passé, comme pour tant d’autres laissés-pour-compte d’une société américaine qui les ignore.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
Nique ta mère. Le patriarche de toutes les insultes. Henry avait toujours supposé que le venin de l’expression, le coup de couteau qu’elle infligeait, était évident  : elle jetait une lumière crue sur la pulsion œdipienne de l’autre. Mais, il le comprenait désormais, il avait tout faux. Il fallait avoir les idées courtes pour croire que la personne à qui elle était lancée était censée être blessée par une invitation reposant sur cette perverse supposition freudienne selon laquelle tout ce dont rêvait n’importe quelle bite était de retourner dans la fente par laquelle elle était sortie. Pourtant, le Viennois coké jusqu’aux yeux avait vu juste pour la deuxième partie, le parricide. La haine du père devait être plus répandue que le désir pour la mère. En vertu de cette logique, il était passé à côté de la véritable racine de la phrase. Elle avait clairement été créée en référence à la figure la plus universellement honnie, à la fois source et cible légitime de la fureur de tout fils. Le père, celui qui a niqué la mère.
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Henry verrouilla les portes du pick-up avant de prendre la sortie qui menait à la zone industrielle, là où les immeubles tout en verre cédaient la place aux cheminées d'usines abandonnées depuis longtemps. Alors qu'ils passaient des pâtés de maisons délabrées, Henry imaginait les anciens occupants qui avaient pointé dans ces usines. Des vies entières sur la chaîne de production. Une monotonie de seconde main. Le train-train quotidien vers l'obsolescence. Ça devait être pour ça qu'Itay avait tenu à ce qu'Henry fasse des études, pour le voir plus tard dans un bureau en costume plutôt qu'avec une ceinture à outils, à boire dans un mug à logo plutôt que dans un thermos, penché sur un ordinateur et pas à quatre pattes.

Mais Henry n'aurait jamais échangé la paisible désolation de l'ouest contre cette ruche de béton. Ici, entassé avec les autres dans cette ville si dense, la contagion parasitique du plus — plus de biens, plus de statut, plus d'achats de produits de marque — aurait été inévitable. Même si les styles de vie hors du boulot pouvaient varier, tout travail était au service de l'insatiable puits sans fond de l'industrie et du commerce. Ça revenait au même en fin de compte. Que ce soit avec une pelle ou une feuille de calcul, tout le monde devait creuser.

Page 161, La Croisée 2023.
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Comme dans la lunette d'un sniper, il se regarda pleurnicher à l'arrêt de bus. Elle l'avait oublié, l'avait planté, l’avait laissé attendre en ce jour dont il avait cru - au sujet duquel il n'avait pas douté une milliseconde - qu'il serait prodigieux pour tous les deux. Bien sûr, il s'était montré un peu insistant avec elle, mais au nom de la passion. Un peu dur avec Junior, au nom de l'éducation. Il était désolé. Il essayait. Mais que pouvaient-ils espérer de plus ? Il était une hyène en cage, tout juste libérée, affamée, la bave aux lèvres, que l'on venait de tranquilliser et qui avait succombé, et avec le sourire. Son museau s'allongea, aspirant de l'air pour un hurlement ou un rire, mais à la place, il bâilla. Sa langue passa sur ses lèvres et sur ses dents, toucha une canine et décoinça un morceau de saucisse. Il l’avala.
Atteindre la chambre fut une épopée. Ces cinq années avaient fait baisser son seuil de tolérance. Ce qui avait été un brouillard serein lorsqu'il était assis se gélifia en un marécage humide qu'il dut traverser sur un sol spongieux qui se dérobait à chaque pas. Le crâne rempli d'hélium mais des enclumes aux pieds, il trébucha et tituba jusqu'à ce que l'encadrement de la porte le rattrape et le redresse. Il serra la moquette avec ses orteils, stabilisant sa vue pour déchiffrer le mirage qui ondulait dans la chambre. En fermant un œil, il parvenait à superposer les deux formes opaques qui ressemblaient à Michelle en l'unique et merveilleuse femme qu'elle était vraiment.
(p.236)
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Aucune importance. Toute sa résistance d'adolescents endurci façon crachat-à-la-gueule-de-l'autorité, avait de toute façon été étouffée dès la première séance de thérapie de groupe. Ses camarades de cercle avaient pissé sur sa flamme autodestructrice avec toutes les histoires d'abus, d'abandon, de viol et d'inceste qu'ils avaient partagées. Au milieu de cette assemblée de toxicos, survivants et psychotiques, sans oublier la fille effacée avec ses drôles de chicots, la peine d'Henry avait rétréci jusqu'à l'insignifiance. Une bille noire, un jouet de gamin. Son vernis rebelle s'était étiré jusqu'à craquer comme de la cellophane bas de gamme, ne révélant qu'un minuscule grain de solitude amère. […]
Si le lavage d'estomac n'avait pas siphonné son identité profonde, la captivité thérapeutique assurait l'extraction et l'exposition de toute sa claire sentimentale. Au fond, il n'était qu'un banal gamin en colère, incapable de se contrôler. Un petit con automédicamenté et auto-apitoyé avec une mère morte et un connard de père immigré. Envoyez les violons. Lancez la marche de la pitié. À côté des autres gamins internés, chacun parfaitement familier de souffrances abjectes et d'une cruauté entérinant l'inexistence d'un Dieu quelconque, Henry n'avait pas le droit de se plaindre. Au moins, Itay avait-il eu la clémence de ne pas lui faire subir des coups de clé à molette et une bite dans la bouche.
(p.31-32)
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…s’il arrive un jour à refaire du confort une constante dans leur vie, observera-t-il toujours son environnement avec la même admiration naïve ? Ou est-ce que ce n’est que passager ? Un sursaut dans la poisse des temps difficiles, une bouffée de fumée de noyer au loin dans la toundra. Finira-t-il comme tous ces inconnus bouffis de leurs privilèges  : le regard vide dans les embouteillages, ronchonnant dans la queue au supermarché, avachis sur leur caddie ? Se fondra-t-il dans ce troupeau  blasé ?
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Sortie le 11 mai 2021 Celebrity Interviews with Paul: Jakob Guanzon, author of the critically acclaimed novel Abundance.
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