Je suis fonctionnaire. Enseignante sur le terrain dans un quartier modérément défavorisé. Comme un certain nombre de fonctionnaires, je n'ai aucune raison de me sentir visée par ce petit pamphlet, pompeusement baptisé "essai" par son auteur, Zoé Shepard, alias Aurélie Boullet.
Par contre, il suffit que j'aie à me rendre dans les bureaux de l'inspection académique pour que les anecdotes d'
Absolument Dé-bor-dée prennent tout leur sens. Oui, vous avez raison Mademoiselle Boullet, les branleurs de mouches y sont légion. Il n'y a pas besoin non plus de passer des années dans les bureaux de la communauté urbaine de ma ville, où je me rends périodiquement pour y chercher de la documentation destinée à ma classe (réseau de distribution d'eau ou de traitement des déchets dans la commune, archives de la ville, etc.) pour constater que ce que dénonce le livre n'est que la triste vérité.
Ce livre a le mérite d'être drôle par moments, de dire tout haut un état de faits que tout le monde connaît plus ou moins, tout bas. Outre le "courage" (est-ce bien du courage ? la question est ouverte) de l'auteur à dénoncer cet état de faits, ses motivations à le faire me semblent plus troubles (Y aurait-il, par hasard, un " effet " 99 F de
Beigbeder ?). Déjà, ne serait-ce que par le ton employé ; évidemment, on peut toujours se réfugier derrière le sempiternel "c'est de l'humour", "c'est le narrateur qui parle, ce n'est pas moi", il n'empêche que de Mademoiselle Boullet transparaît, transpire même, une certaine suffisance, un sentiment de supériorité presque assumé, qu'on traduit communément dans le quartier où j'enseigne par la formule "Elle s' prend pas pour une m...de !" (Zoé Shepard aurait peut-être apporté la précision que les points de suspension sont de moi, car dans l'hypothèse où vous seriez un peu trop coconne pour saisir, mieux vaut assurer le coup.)
J'ai maintenant des questions à vous poser Mademoiselle Boullet. Qu'imaginez-vous dénoncer ? Pensez-vous qu'il y ait dans votre livre quoi que ce soit de nouveau sous le soleil ? Avez-vous l'orgueil ordinaire de croire que votre "essai" changera quoi que ce soit ?
Lisez
Nicolas Gogol, qui au début du XIXème siècle tirait à boulets rouges (peut-être faudrait-il écrire Boullet rouge pour mériter mon sobriquet de Coconne ?) sur les fonctionnaires. Lisez Guy de
Maupassant, qui comme son confrère
Gogol travaillait dans un ministère et qui ne dit rien moins que vous, avec le talent en plus. Lisez
Albert Cohen et sa description du travail d'Adrien Deume dans les bureaux de la SDN dans
Belle du Seigneur. Et la liste serait encore longue si j'y adjoignais
Courteline,
Balzac et bien d'autres. Ce que vous dites, Mademoiselle Boullet est connu, reconnu, dit et redit.
Quant au népotisme que vous dénoncez (à raison) ; êtes-vous en mesure de me citer un corps de métier où il n'intervient absolument pas ? Par exemples, et parmi des millions d'autres, croyez-vous que
Julie Depardieu ferait du cinéma si elle ne s'appelait pas Depardieu ? Croyez-vous que ce sont leurs compétences à ce poste qui permettaient à
François Michelin puis à Édouard Michelin d'être les gérants de la marque ?
La Bruyère le fustigeait déjà en son temps, là aussi rien n'est bien neuf ni très élégamment formulé par rapport à ce qui existe ailleurs en littérature, par rapport à ce que l'on connaît depuis des générations. Si cela vous choque, c'est sur l'espèce humaine dans son entier qu'il faut crier haro. Rien n'y fait, rien n'y change et rien n'y changera jamais.
Pour qualifier votre ouvrage "d'essai" encore eût-il fallu que vous analysiez les raisons d'une telle inertie, tous pays confondus, toutes époques confondues. Ce trait est-il propre aux fonctionnaires ou est-il structurellement constitutif des personnels de bureaux, privé compris ? Peut-être y a-t-il quelque chose d'éminemment humain à se comporter de la sorte, dans un environnement rébarbatif au possible, où la promiscuité avec les collègues est grande, avec un travail, par essence, chiant à mourir.
J'irai même encore un peu plus loin, si vous me le permettez, Mademoiselle Boullet. N'est-ce pas
Marcel Jouhandeau qui apostrophait les étudiants qui passaient sous ses fenêtres durant les événements de mai 68 en leur envoyant un « Rentrez chez vous, dans dix ans, vous serez tous notaires ! ». N'avait-il pas raison ? Et bien je vous prédis, moi, fonctionnaire de bas étage qui jamais n'a fréquenté les beaux bureaux, que dans dix ans, vous serez juste assez aigrie et méprisante pour jouer l'un des tout premiers rôles dans le futur livre d'une nouvelle Zoé Shepard qui intégrera dans quinze ans votre service.
Au final, ce que je vois là-dedans, c'est un livre assez drôle, plaisant par moments, imbuvable à d'autres, d'une petite post-adolescente un tantinet imbue d'elle-même, grisée par ses réussites scolaires qui lui ont fait croire qu'il suffisait de montrer ses belles notes pour faire son chemin dans la vraie vie. Retour sur terre difficile, certes, c'est pas si beau que vous vous l'imaginiez, mais c'est de cette vie-là que nous avons tous à faire notre quotidien. Peut-être même n'avez-vous pas vu que votre ouvrage tombait à point nommé pour servir le propos politique de notre président d'alors, un certain Nicolas S. (D'ailleurs c'était quoi le surnom que vous lui attribuiez à celui-là, Concon, le Nabot, Casse-toi pov con ? je serais curieuse de vous l'entendre baptiser à votre sauce.) Bref, un bon coup pour les éditeurs, un peu plus matures et expériementés, qui ont bien senti, eux, l'usage qu'ils pourraient faire dans leur intérêt de votre "
Absolument Dé-bor-dée".
Mais ceci n'est que mon avis, moi qui ne suis jamais tellement débordée, probablement souvent coconne, autant dire, pas grand-chose.