Notre pays est un pays de fortunes récentes. Peut-être à l’époque coloniale le clergé et les propriétaires terriens se sont-ils partagé le gâteau sous prétexte de garnir notre table. Mais après l’indépendance, la table avait perdu ses pieds. Sans la protection de la Couronne espagnole, la nouvelle république s’est transformée en, comme nous l’appelons chez nous, rosaire d’Amozoc, donnybrook, chienlit, bordel, ou, pour le dire en argentin, quilombo, un orchestre sans autre musique que le tempo marqué par la jambe de bois du dictateur Santa Anna. Juárez et les libéraux ont vaincu l’ordre conservateur, l’empire de Maximilien et l’occupation française. Depuis lors, le Mexique lutte pour concilier l’ordre et le mouvement, les institutions et l’expansion. Je me dis et je mendie (je me dis mendiant), les millionnaires de mon enfance étaient presque des miséreux par rapport aux millionnaires d’aujourd’hui, mais ces derniers cohabitent avec une société très diverse, nombreuse, plus de cent millions d’habitants qui luttent pour s’en sortir et trouver leur place au soleil, coûte que coûte.
(…)
Non : ce qui est vraiment mauvais, pervers, terrible, c’est la nouvelle classe criminelle qui est en train d’usurper les pouvoirs petit à petit, à la frontière, puis en allant vers l’intérieur. Le flic illettré d’abord, le politique éclairé ensuite, tout ça sans intermédiaire personnel : d’où sortent-ils ces nouveaux criminels ? Ils ne sont ni paysans, ni ouvriers, ni de la classe moyenne, ils appartiennent à une classe à part : la classe criminelle, née, comme Vénus, de l’écume de la mer, de l’écume d’une bière chaude renversée dans un troquet minable. Ce sont les enfants de la comète. Ils corrompent, séduisent, font chanter, menacent et finissent par s’emparer d’une commune, d’un Etat, un jour du pays tout entier…
Ce qui est malheureux, c’est qu’il faut parfois, pour un résultat heureux, avoir recours au pire.
Et c’est ce qui m’arrive maintenant.
– Dis-moi, Sergio, dans la littérature on peut vérifier une identité comme au cinéma : ce monsieur qui dit être Domingo Sarmiento est en réalité l’acteur Enrique Muriño ?
– Non : Raskolnikov peut être Peter Lorre ou Pierre Blanchard, mais ni Lorre ni Blanchard ne peuvent être Raskolnikov. Ils sont image. Raskolnikov est mot, syllabe, nom, littérature…
– Nous imaginons la littérature et nous ne faisons que voir le cinéma ?
– Non, nous donnons à la littérature l’image que nous souhaitons.
– Pas au cinéma ?
– Seulement quand les lumières s’éteignent et que nous fermons les yeux.
(…)
– Et tout ça, qu’est-ce que ça a à voir avec le roman que tu es en train de lire ?
– Tout et rien. Les mystères associatifs de la lecture.
– Le besoin de retarder le dénouement ?
– Il n’y a pas de dénouement. Il y a la lecture. Le dénouement, c’est le lecteur.
– Le lecteur recrée ou invente le roman ?
– Un roman intéressant échappe à l’écrivain, plutôt…
Je devais me défaire de toute rancœur, celle de qui n"a rien ou presque face à ceux qui ont beaucoup parce qu'il sont si peu. (p.20).
Le mimétisme est inévitable en littérature et, en fin de compte, bien choisir ses mentors est signe de talent. (p.52).
Sans esclaves, le maître n'existe pas. Le maître a besoin de serfs pour attester de sa propre vie. (p.14).
Mercredi 20 octobre 2011, Carlos Fuentes reçoit les insignes de Docteur Honoris Causa.
Biographie: Né en 1928 à Panamá où son père était alors Ambassadeur du Mexique, Carlos Fuentes est un des plus grands écrivains du XXe et du XXIe siècle. Sa pensée et son œuvre romanesque ont largement influencé les écrivains et les intellectuels espagnols et latino-américains contemporains.
Catégorie
Éducation
Licence
Licence de paternité Creative Commons (réutilisation autorisée)